Sois sage, oh ma douleur…
Anna Enquist oppose, dans "Les Endormeurs", l’anesthésiste et le psychanalyste. Tous deux traitent de la douleur humaine.
Publié le 27-01-2014 à 06h33 - Mis à jour le 27-01-2014 à 10h21
L’auteure néerlandaise Anne Enquist fut psychanalyste avant de se consacrer totalement à l’écriture. On se souvient de son beau roman "Contrepoint" (2010). Elle reçut ensuite une invitation pour écrire un roman sur le monde médical et elle choisit de s’immerger dans un département d’anesthésie. Comment ces médecins et infirmiers se débrouillent-ils avec la douleur ? Avec la perte de conscience ? Est-il vrai que les malades endormis se souviennent parfois de ce qu’on leur a fait ?
Elle oppose cet "endormissement" au travail d’éveil du psychanalyste qui, lui, traite la douleur en ramenant à la conscience de son patient les traumatismes vécus pour l’aider à les assumer ou à les éliminer.
"Les Endormeurs" se passe donc dans ce monde médical. A l’hôpital, où le travail est collectif, en équipe, et dans le stress. Et dans le cabinet de l’analyste où, au contraire, le travail est solitaire et de longue haleine.
Son roman montre aussi que ceux qui traitent de la douleur des autres ne parviennent souvent pas à traiter leurs propres névroses.
Au centre du roman, un frère et une sœur, Drik et Suzanne. Le premier est analyste, la seconde, anesthésiste. Leur histoire familiale est douloureuse : Drik vient de perdre sa femme d’un cancer. La mère de Drik et Suzanne est tombée jadis d’une falaise, à moins qu’elle ne fut poussée, le mystère demeure. Leur père est atteint d’Alzheimer et se meurt dans la sénilité. Le fils et la fille portent cette culpabilité en eux. Le premier la fuit trop souvent dans le whisky, la seconde s’abrutit dans son travail à l’hôpital. Ils ont choisi d’autres formes d’endormissement pour dire comme Baudelaire, "sois sage, oh ma douleur, et tiens-toi plus tranquille".
Un personnage viendra tout bousculer, comme celui dans le film "Théorème" de Pasolini, qui séduisait, tour à tour, tous les membres d’une famille.
Allard est un jeune stagiaire médecin troublant et névrosé. Il vient chez Drik pour faire chez lui une analyse didactique, voulant devenir psychiatre. Mais bientôt, il opte pour l’anesthésie et fait un stage, par hasard, dans l’hôpital de Suzanne avec qui il a un soir, dans un coup de folie, une brève liaison. L’hôpital, avec sa proximité avec la mort, restant le lieu où rode aussi Eros.
Pour tout compliquer encore, Allard s’avère être, de plus, le petit ami de Rose, la fille de Suzanne.
Un tel cocktail ne peut qu’être mortel, une tragédie grecque au XXIe siècle où chacun se débat comme il le peut avec son désir et sa peine, son devoir et sa lâcheté.
La force de ce roman est d’avoir donné vie et sensibilité à ces personnages, même si Anna Enquist n’a pas complètement maîtrisé un sujet si grave et complexe. Sa réponse est ambiguë : l’éveil de la psychanalyse et l’endormissement de l’anesthésie sont renvoyés dos à dos. Laissant la place, seule, à une possible tendresse retrouvée entre le frère et la sœur.
Les Endormeurs / Anna Enquist / traduit du néerlandais (Pays-Bas), par Arlette Ounanian / Actes Sud 370 pp., env. 22,80 €