Les Italiens ont cru à Mussolini
Une formidable plongée dans des lettres et journaux intimes de 1920 à 1945.
Publié le 13-02-2014 à 14h17 - Mis à jour le 17-02-2014 à 09h47
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Les historiens écrivent l’Histoire en sachant comment elle s’est terminée, les hommes et les femmes ordinaires la vivent au jour le jour avec leur sensibilité, leur éducation, leurs attentes, leurs informations, à la fois victimes et acteurs. Nous avons largement évoqué ici même la vaste et minutieuse enquête menée par Svetlana Alexievitch dans la Russie profonde des années 2000, "La Fin de l’homme rouge" (Actes Sud, cf. "Lire" du 18/11/13). L’enquête menée par Christopher Duggan parmi les lettres, journaux intimes et mémoires des Italiens ordinaires (étudiants, soldats, ménagères, institutrices, etc.) sous le fascisme est différente mais du même ordre.
Professeur d’histoire italienne à l’université de Reading (Grande-Bretagne), l’auteur est le premier à explorer cette manne en grande partie inédite. Et quelle manne ! Mussolini recevait quelque 1 500 lettres par jour qu’un secrétariat d’une cinquantaine de membres triait, traitait et classait.
Christopher Duggan ne s’est pas contenté d’exploiter ce trésor d’archives, il a inscrit ces écrits intimes dans les événements et les situations qui les expliquent et les éclairent. A commencer par l’état de l’Italie au lendemain de la Première Guerre mondiale : une Italie accablée par son hécatombe de morts, humiliée par l’Angleterre et la France qui lui refusaient Fiume et la côte dalmate, peu industrialisée (80 % de paysans), rongée par l’émigration outre-Atlantique, mal unifiée du Nord au Midi, apeurée par les menées révolutionnaires de socialo-communistes qui louchaient vers Moscou. Mussolini incarnait une aspiration du pays à une remise en ordre et à un programme de développement économique et de fierté patriotique, même si les agissements brutaux de ses séides posaient problème à beaucoup. Le parti fasciste passa de 20 000 membres en 1920 à 218 000 en 1921 (dont 25 % d’ouvriers agricoles, 15 % d’ouvriers, d’usine, 13 % d’étudiants, etc).
En 1922, Mussolini accédait au pouvoir. Jusqu’en 1943, il jouit d’un charisme qui devait beaucoup à son style de vie austère et à sa probité, à l’inverse de nombreux hiérarques du parti, et qui n’était pas dépourvu d’attraction érotique sur les femmes. Conséquence : "Chaque fois que se produisait une catastrophe, et il y en eut de nombreuses à partir de 1940, la tendance était d’en attribuer la responsabilité non pas au Duce mais aux ministres et aux fonctionnaires corrompus, traîtres ou incompétents qui l’entouraient".
Autre raison du soutien populaire dans l’entre-deux-guerres et du peu d’opposition que rencontra le régime : l’absence d’alternative convaincante. Ni le libéralisme démocratique bourgeois qui avait failli avant la guerre, ni le marxisme athée ne répondaient aux souhaits du plus grand nombre. En revanche, la capacité de Mussolini à faire appel aux idéaux de sacrifice, d’héroïsme, de travail, de solidarité touchait ce qu’il y avait de meilleur dans les esprits et les cœurs.
Si bien que même les déceptions et les désaccords provoqués, par exemple, par les lois raciales et antisémites de 1938 n’engendrèrent pas de grande opposition alors que la conquête de l’Ethiopie deux ans plus tôt avait rempli les Italiens de fierté parce qu’elle leur paraissait la revanche d’un peuple "prolétaire" sur les "ploutocrates" de Londres et de Paris. Jamais le Duce ne fut plus acclamé.
Enfin, le fascisme trouvait des échos dans le cœur d’Italiens formés par l’Eglise à des traditions d’autorité hiérarchique, de glorification du martyr et du sacrifice de soi, de rituels liturgiques, d’universalité de "Rome". Bien entendu, après 1945, personne, soudain, n’avait été fasciste - à quelques irréductibles près.
Jacques Franck
Ils y ont cru Christopher Duggan traduit de l’anglais par Cécile Dutheil Flammarion 490 pp., env. 28 €