Entre sexualité et nudité, le livre pour enfants divise
La Foire du livre qui s’ouvre ce jeudi et fait la part belle à la littérature jeunesse. Le livre jeunesse est justement dans la tourmente suite aux polémique sur la "théorie du genre". Ont notamment été incriminés des ouvrages qui parlaient d’homosexualité ou de nudité.
- Publié le 19-02-2014 à 18h33
- Mis à jour le 25-02-2014 à 10h27
:focal(449.5x232:459.5x222)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/Q3DJDNVRRBDNHAM6R3JJVDZZZU.jpg)
Douce France... Si proche et si lointaine de notre culture. A l’heure où les débats de société se multiplient outre-Quiévrain, force est de constater que l’écart se creuse parfois entre nos deux pays. Nous suivons pourtant de près ce qui s’y passe parce que nous parlons la même langue, regardons les mêmes films, sur petit comme sur grand écran, et lisons les mêmes livres. Comme nous le rappellera encore la Foire du livre qui s’ouvre ce jeudi et fait la part belle à la littérature jeunesse. Celle qui, précisément, est actuellement dans l’œil du cyclone. En effet, après l’euthanasie et le mariage gay, il y eut la polémique autour de la "théorie du genre", qui fait la distinction entre le sexe et le genre, le sexe étant une donnée biologique incontestable, et le genre, un ensemble de rôles sociétaux assumés ou non. Cette "théorie" nous viendrait des Anglo-Saxons (chez qui gender theory veut dire "philosophie du genre" et non théorie). Ayant appris qu’on enseignait la théorie du genre à l’école, des parents ont voulu en retirer leurs enfants. Simone de Beauvoir et son célèbre "On ne naît pas femme, on le devient" sera-t-elle bientôt censurée ?
Pour l’heure, c’est le livre jeunesse qui est dans la tourmente. Ont notamment été incriminés des livres qui parlaient d’homosexualité ou de nudité. Dans le même climat, la chaîne franco-allemande Arte vient de subir des pressions de toutes parts eu égard à la diffusion de "Tomboy", film de Céline Sciamma sur le genre, l’histoire de Laure, un garçon manqué de dix ans qui, en arrivant dans un nouveau quartier, veut devenir un garçon. Des débats qui seront d’actualité à la Foire et qui concernent les nombreux auteurs illustrateurs jeunesse qui y seront présents. Comme l’étaient, voici deux ans, in "tempore non suspecto", Claire Franek et Marc Daniau, l’auteure et l’illustrateur de "Tous à poil!", un album paru aux éditions du Rouergue et récompensé en Belgique par le prix Libbylit. Déjà controversé lors de notre interview, l’album était loin d’avoir atteint son sommet de notoriété.
La nudité humanisée
Dans "Tous à poil!", album humoristique, intelligent et beaucoup plus humain que les photos retouchées de corps galbés sur papier glacé, on met donc tout le monde sur le même pied, raison pour laquelle le gendarme, les dames de la cantine, la chanteuse, le bébé potelé, le voisin bruyant et même le footballeur, tout le monde y passe. Un livre décapant et juste qui ne déshabille pas seulement le corps mais aussi l’intimité, l’humilité et la sexualité. Et qui cherche à freiner une certaine pudibonderie. La suite prouvera combien ce livre était nécessaire.
Pour bref rappel, lors d’un débat télévisé, le président de l’UMP, Jean-François Copé, a brandi "Tous à poil !" en s’insurgeant contre le fait qu’on introduise ce genre de livre dans les écoles de la République. Les déchaînements politiques ont été immédiats. Tous les intervenants ont réagi, via le dessin parfois. Comme Claude Ponti, grand auteur illustrateur qui, de Babar au Petit Chaperon rouge, a déshabillé les principaux personnages de la littérature jeunesse.
Les bibliothécaires ont réagi également, regrettant les contrôles dont ils font parfois l’objet pour être sûrs qu’on ne met entre les mains des enfants que des livres dits convenables.
Livre épuisé
Du côté des éditions du Rouergue, et des chiffres de vente, les résultats ne se sont pas fait attendre. Sorti en 2011, "Tous à poil !" s’était vendu à 1 500 exemplaires. Depuis que la polémique a éclaté, il est épuisé. La maison d’édition s’apprête à le réimprimer à six mille exemplaires. Comme ce sera peut-être le cas pour un autre livre du Rouergue, "Le Jour du Slip/Je porte la culotte" d’Anne Percin et de Thomas Gomet, carrément accusé de faire "l’apologie de la pédocriminalité".
"P our nous, dans un sens, cette hypermédiatisation est positive puisqu’elle permet de rappeler le rôle de la littérature jeunesse et de relancer le débat démocratique", nous explique Sylvie Gracia du Rouergue. "On assiste à une mobilisation générale sur ces questions de société. Cependant, nous sommes inquiets car nous percevons la volonté d’un retour à une littérature jeunesse aseptisée, ce qu’elle n’a d’ailleurs jamais été. Il suffit de relire les contes pour le réaliser. Les grands livres de littérature enfantine n’ont pas fait l’économie, par exemple, de la cruauté." Ni de l’immoralité si l’on pense au "Petit Poucet", à Hänsel et Gretel, à la violence de Barbe bleue, à Blanche-Neige et ses sept nains.
"Lorsque nous avons publié ‘Tous à poil !’, nous étions fidèles à la politique de la maison qui a toujours travaillé sur les questionnements et qui le fait frontalement. L’un de nos premiers livres, ‘Les petits bonshommes sur le carreau’ d’Olivier Douzou, parlait des clochards. Nous avions été critiqués à l’époque sous prétexte qu’il ne fallait pas parler de questions difficiles aux enfants. Ce livre est sorti dans les années 90. On en vend encore entre 700 et 800 exemplaires par an."
Libre, confrontante, contemporaine et inventive, la littérature jeunesse brille par son intelligence depuis de nombreuses années en France comme en Belgique. Aujourd’hui, pourtant, des titres sont menacés d’être retirés des listes scolaires et la peur du livre, dans une société, n’est jamais un signe encourageant. Le livre pour enfants n’a pas pour vocation d’être moralisateur ou pédagogique. Il existe pour aider l’enfant à rêver, à grandir, à se construire, sans préjugés et dans la tolérance. Il aiguise aussi son esprit critique et son autonomie. A mille lieues des débats qui cherchent à la museler. Des livres comme "Max et les maximonstres" du génial Maurice Sendak nous prouvent à quel point l’insoumission à l’autorité parentale ou gouvernementale a encore de beaux jours devant elle. Alors, plus que la Foire, faisons véritablement, dans les cinq jours à venir, la fête aux livres, ces indispensables espaces de liberté.