Cracher à la face des faux dieux

"Chronique de l’ère mortifère", premier roman - musclé - de Frédéric Baal. Une voix qui dénonce vertement imposteurs, exploiteurs, mystificateurs.

Francis Matthys
Provence354 Voiliers au port la nuit sous la lumière de lune la nuit
Provence354 Voiliers au port la nuit sous la lumière de lune la nuit ©Reporters / Photo12

Rappel, d’abord : le nom de Frédéric Baal reste indissociable du Théâtre Laboratoire Vicinal qu’il fonda en 1970 avec son frère, Frédéric Flamand, et d’autres acteurs. Notre compatriote en sera l’animateur - à l’énergie renversante -, lui donnant "son orientation", rédigeant la plupart des textes destinés à la scène. Dix années durant, le Vicinal sillonnera le monde, électrisant son public à travers l’Europe entière, mais également au Japon, au Mexique, au Venezuela, en Iran, aux Etats-Unis - où il se produira au musée Guggenheim à New York - excusez du peu. Prodigieusement cultivé, Frédéric Baal avait entrepris dès 1968, sous la direction de Jean Dubuffet - qu’il vénère - et secondé par Anne Beyers, des recherches d’art et d’écrits bruts. En 1989, au Fonds Mercator et chez Albin Michel, il publia une impressionnante monographie consacrée à Reinhoud, le sculpteur et dessinateur belge né à Grammont en 1928, mort en 2007, et contribue à la publication chez Gallimard du monumental catalogue raisonné de son œuvre; le cinquième (mais non dernier) tome est sorti en 2012. En 1992, paraît chez Fata Morgana son "Portrait"; un an plus tard, le bruxellois Frédéric Baal s’établit à Paris. Là où, aujourd’hui, avec sa mordante "Chronique de l’ère mortifère", il publie son premier roman, y opérant sur différents registres d’écriture avec une maestria étrangère à l’exercice de style.

De sa lecture l’on sort étourdi, tant pleuvent les coups au fil d’un livre de combat (comment ne pas songer au "Grand combat", l’un des poèmes phares où Michaux malaxe les mots ? Michaux en qui Baal voit le plus grand poète du siècle dernier). Cette "Chronique", qui résulte d’un travail harassant, nous entraîne dans un périple verbal qui commence dans un décor de port où frissonnent des fantômes : Cendrars (en chantre de la partance), Mac Orlan et le nervalien André Hardellet sont de la famille spirituelle du Baal de cette nuit où sur des lames de couteau perlent les larmes de la lune.

A ces pages romantiques (dans le sens ténébreux) ou expressionnistes en succèdent d’autres, que régissent l’humour et l’humeur. Des accents imprécatoires colorent le fleuve de Baal, jailli d’un pinceau frénétique. Roman ? Sans doute; mais pamphlet tout autant car cet amer du Nord s’entend comme personne pour transformer de l’information en littérature.

Indigné par les turpitudes d’un monde qui affiche un "bilan de dépôt kafkastrophique" (sur le plan socio-économique autant qu’écologique) gouverné par des clans d’imposteurs, d’exploiteurs, de mystificateurs, Baal cogne sec sans cependant citer nommément ceux dont la gloire usurpée lui semble insupportable. Le pestemodernisme en prend plein les mâchoires… Avec une écriture rythmée (jusqu’à la transe, l’explosion du langage dans l’étourdissant dernier chapitre), généreuse en jeux de mots, Frédéric Baal déracine des idées reçues. Résumer son roman ? On se l’interdit: résumer un incendie serait n’en parler que des cendres. Livre à lire, mais dix fois davantage livre à dire, tant ses déferlantes d’océan exigent que la voix les embrase. Roman ? Volcan, oui. Crachant sa lave à la face des faux dieux.

Chronique de l’ère mortifère Frédéric Baal Editions de la Différence 219 pp., env. 18 €

Vous êtes hors-ligne
Connexion rétablie...