“Ça ne vous gêne pas qu’on vous engage parce que vous êtes une femme?”

Christine Clerc est une journaliste française. Elle s’est penchée sur les femmes de pouvoir dans la sphère politique française. Cette étude en douze portraits démontre la limite des clivages homme- femme. Alors, conquérantes, les femmes politiques ? Plutôt humaines, dans le genre !

Aurore Vaucelle
“Ça ne vous gêne pas qu’on vous engage parce que vous êtes une femme?”
©JC Guillaume

Voix déliée et propos précis, Christine Clerc, en journaliste politique chevronnée, se prête volontiers au jeu de l’entretien lorsqu’on la questionne sur son ouvrage “Les conquérantes”, qui traite de la gent politico-féminine française. Journée de la femme oblige, on s’est penché avec elle sur les conflits de genre – et les durables clichés qui y sont liés –, encore au cœur de notre société postmoderne.

N’est-ce pas parce qu’en tant que journaliste, vous avez dû, un peu comme les femmes politiques, faire la démonstration de vos compétences, malgré votre sexe, que vous avez écrit cet ouvrage sur les conquérantes ?

On peut dire que toutes les femmes dans tous les domaines connaissent le même problème. Mais ici, c’est exacerbé car il s’agit du pouvoir. Ce qui m’a frappée, et c’est ce qu’ont en commun femmes politiques et femmes journalistes, c’est qu’elles travaillent le soir, le dimanche, le week-end, dans des horaires impossibles. Quand elles sont mères, elles doivent confier leurs enfants à leur mère, leur nounou… S’ajoute le problème du compagnon qui n’accepte pas toujours ces absences. Les hommes politiques, eux, ont toujours eu des femmes dévouées…

… Alors que les femmes sont tout de suite dans un rapport de culpabilité. C’est frappant comme ce sentiment ressort dans vos portraits. Elles ont beau être des pros, elles culpabilisent énormément. Marine Le Pen, Ségolène Royal, Cécile Duflot, qui pleure sur un parking lors d’une campagne, ou Christine Lagarde, qui a laissé ses enfants en France alors qu’elle bossait à Chicago car elle ne pouvait pas s’en occuper…

Les femmes culpabilisent de ne pas être présentes dans la sphère familiale. Elles évitent d’en parler à leurs collègues, de peur d’être jugées là-dessus.

J’ai des copines avocates, femmes d’entreprises. Ce sont toujours les mêmes histoires. Les histoires du genre ! Une fille comme Valérie Pécresse, elle a fait HEC, l’Ena, elle a été presque major de sa promotion, et comment est-elle accueillie par de Villepin quand elle entre comme conseillère à l’Elysée ? “Ça ne vous gêne pas qu’on vous engage parce que vous êtes une femme” ?, qu’il lui sort, alors qu’elle est plus diplômée que lui !

Des pionnières ont ouvert le front

Prenons le premier portrait, celui de Simone Veil, pionnière, selon vous. On lit qu’elle a attendu la deuxième partie de sa vie pour explorer ses capacités intellectuelles.

C’est une situation difficile à comprendre pour nous mais, dans ces années 40, c’était impensable qu’une femme ne soit pas dévouée à la carrière de son mari. Quand elle a voulu devenir avocate et qu’il lui dit : “Pas question”, elle est finalement devenue magistrate. Elle courait pourtant autant de risques parmi les hommes magistrats que parmi les hommes avocats… Car son inquiétude à lui, c’était qu’elle était trop belle. Il craignait les prédateurs.

Ce qu’il refusait, c’est voir sa femme se mettre en scène socialement…

En effet. Un ami commun m’a raconté une scène où Antoine Veil avait balayé le bureau de Simone en lui disant : “Tu ne vas quand même pas te prendre pour une ministre”, alors qu’elle était ministre. Une femme se comporterait ainsi, on dirait tout simplement qu’elle est piquée !

Antoine Veil a reconnu depuis qu’il avait été tout à fait macho, mais se protège en disant que c’est l’époque qui voulait cela… Justement, j’en veux beaucoup à son mari de l’avoir emmenée dans la manif contre le mariage gay (NdlR, en janvier 2013), car elle n’est plus très en forme. Vous savez, elle n’aurait jamais voulu se positionner ainsi… Finalement, il a eu sa petite revanche.

Le titre de votre livre est issu d’une observation de Claude Bartolone, président socialiste de l’Assemblée nationale : “Les femmes politiques, observe-t-il, ont dû affronter au sein de leur famille, de leur milieu professionnel et de leur parti, un tel machisme que s’est opérée une sélection à la Darwin. Ce sont les plus fortes qui ont émergé.”

On ramène la place des femmes dans le pouvoir à la sélection naturelle. Seules les plus fortes peuvent émerger. Mais attention, il faudrait préciser aussi qu’un certain nombre de femmes ont décidé de ne pas se battre sur le même terrain que les hommes pour éviter ces milieux faits de compétition. Vis-à-vis du pouvoir, elles ont une lucidité, elles ont perçu la vanité de certaines choses. Car je les ai vus, ces hommes qui s’assoient, fiers d’eux dans un fauteuil Louis XV, dans un bureau de ministre. “Si papa et maman voyaient cela”, se disent-ils. Ils sont éblouis d’eux-mêmes. Les femmes, même s’il y a aussi des femmes vaniteuses, voient la fragilité et la faiblesse potentielles d’une situation.

Les hussardes, dont Aurélie Filippetti

Les femmes que vous racontez ne s’embarrassent pas du cérémonial ou de la procédure.

Elles veulent agir quand elles s’engagent en politique. Aurélie Filippetti, ministre de la Culture, est déçue par exemple, quand elle se rend compte que ses pouvoirs sont limités. Filippetti, c’est une héroïne romanesque avec cette violence sociale et cette attirance pour les “beautiful people”. C’est intéressant, au travers de portraits, de voir les tensions familiales, sociales.

Vous dites qu’il y a les pionnières, celles qui se débrouillent, et puis celles qui viendront ? Est-ce que vous pensez que la donne va changer ?

… Et est-ce que je ne décourage pas celles qui voudraient entrer en politique ? Je pense que c’est cyclique. Que les jeunes générations ne se figurent pas que tout est acquis. Les commentaires masculins sur les femmes à l’Assemblée nationale ? Je me disais que ça n’arriverait plus et puis, il y a ce type qui a caqueté pendant qu’une femme ministre parlait… Dans les années 40, quand le général de Gaulle accorde le droit de vote aux femmes, j’ai relu les débats, et la bêtise en est frappante. On peut y lire : “On ne va pas donner le droit de vote à des poules, qu’est-ce qu’elles vont en faire ?” Alors, quand ce ministre UMP a commencé à imiter la poule…

Mais dans le monde de l’informatique aussi, il y a un machisme épouvantable. Il n’y a pas une seule femme à un poste élevé. D’ailleurs, c’est ça le vrai test : combien y a-t-il de femmes PDG au CAC 40 ? Aucune.

La question touchy de la parité

Vous parlez beaucoup de la parité. Vous rappelez qu’Aurélie Filippetti n’aurait pas accédé à la politique sans ce système, elle-même disant qu’elle ne se serait pas sentie légitime. N’est-ce pas une position convenue face à son parti (de gauche) qui a instauré la parité en politique ? D’autant que, vous le rappelez, l’UMP ne s’en fait pas tant pour le respect de la parité puisque le parti de droite est prêt à s’acquitter de l’amende de quelques millions d’euros pour non-respect dans ses rangs de la discrimination positive en faveur des femmes.

Je n’étais pas passionnément pour la parité, mais c’est un bon moyen quand il faut rattraper des siècles de non-formation, des années sans accès aux responsabilités de premier plan. C’est toujours désagréable d’être choisie dans ce cadre, et Filippetti a l’air de s’excuser de devoir un poste à la parité plutôt que le devoir à ses qualités.

Cette espèce d’obligation de parité, c’est bien gentil mais ça peut desservir les femmes vis-à-vis de leurs collègues…

Certes. Et puis, il y a les femmes elles-mêmes, “les collabos”, qui sont du parti des hommes. Pourtant, il s’agit pas d’aimer ou ne pas aimer les hommes. De plus en plus de femmes disent être devenues féministes car elles ne pouvaient pas faire autrement, car dans le milieu professionnel surtout, il y a ces opportunistes qui, pour évoluer, veulent plaire, tout en affadissant ce que les autres défendent – en l’occurrence, les féministes, qui ne font pas forcément la guerre aux hommes. Il ne faut pas tout mélanger.

Les séductrices : Taubira, mais pas Cresson

Vous rappelez comment la question de la séduction va diriger les rapports hommes/femmes dans la politique. Pourquoi les femmes seraient jugées là-dessus ? Les hommes aussi usent de leur aura de séducteur…

Mais il n’y a pas de politique sans séduction. Je compare d’ailleurs un beau meeting à un acte amoureux. On dit qu’“on prend une foule”, “on prend son public”, on le caresse dans le sens du poil, et après il y a la transe. Jusqu’il y a peu, les femmes s’interdisaient toute séduction parce que ça voulait dire : “Je me range dans la catégorie des femmes dont le pouvoir va passer automatiquement par les hommes.” Finalement, elles se sont libérées. Et je m’interroge d’ailleurs : pourquoi y a-t-il si peu de femmes tribuns ? A part Taubira, je veux dire. Simone Veil, elle vidait les salles. Je me rappelle la pauvre Edith Cresson : elle faisait vibrer les vitres de l’Assemblée. Cela créait un malaise dans le public, à mille lieux de l’acte amoureux.

Finalement, la politique, c’est étaler ses sentiments sur la table. Et, en même temps, vous rappelez comme ses femmes sont jugées quand elles craquent.

Les hommes politiques, on sait qu’ils ont fait des déprimes, on parle de “traversée du désert”, c’est plus noble. Mais regardez Simone Veil : elle a dû s’expliquer tant de fois sur le fait que l’on croyait qu’elle pleurait au moment de la loi pour la légalisation de l’avortement.

Les Marine et Rachida, femmes mais pas aimées

Parmi les femmes que vous dépeignez, certaines ont joué le jeu de la com (les filles Le Pen), d’autres la sincérité ?

Il y a beaucoup de com, mais pas seulement. Ces femmes Le Pen, Marion, Marine,… étaient dans le respect du père, dans l’ombre de l’homme. Elles sont à son service. Finalement, elles ne sont pas si émancipées que cela. Et dans un autre domaine, dans leur vie intime, elles n’ont jamais trouvé un autre homme à la hauteur.

Vous comparez Rachida Dati à Nana, la femme naïve mais surtout la vénale dépeinte par Zola.

Malheureusement, elle est très vénale, que voulez-vous. C’est une élève de Sarkozy, mais aussi une caricature, avec ce culte de l’argent. Elle était partie pour être un modèle d’intégration. Elle est en bonne voie pour être un modèle de ratage. On entend plus souvent parler des robes qu’elle ne rend pas aux maisons de couture que des politiques qu’elle aurait mises en place. On la voit qui s’affiche avec toutes les marques avec qui elle a signé des contrats. Pourquoi est-elle passée des robes Dior à Lacoste à votre avis ?

Christine Clerc, “Les conquérantes, douze femmes à l’assaut du pouvoir”, Editions du Nil, 21,50 €, 384 pp.


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