L’art contemporain, une vraie révolution
Nathalie Heinich détaille de manière passionnante "le nouveau paradigme de l’art".
- Publié le 11-03-2014 à 17h00
- Mis à jour le 12-03-2014 à 12h46
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Cent ans après les premiers ready-made de Marcel Duchamp, l’art contemporain continue à faire débat. Du moins dans le grand public car l’ensemble des musées, collectionneurs, galeries, critiques, marché de l’art, y ont pleinement plongé, y trouvant une émotion intellectuelle et esthétique, une interrogation, en phase avec notre temps. Mais il suffit d’évoquer Delvoye, Buren ou Cattelan pour que certains se demandent encore si c’est de l’art, relayés par des intellectuels comme Jean Clair, Fumaroli ou Baudrillard.
Dans un passionnant essai, "Le paradigme de l’art contemporain", Nathalie Heinich analyse en sociologue-ethnologue, les arcanes de l’art d’aujourd’hui. Elle montre que cette "incompréhension" est inhérente à l’art contemporain car celui-ci a radicalement coupé avec l’art classique et moderne. C’est d’une vraie révolution qu’il s’agit, comme il y a des révolutions scientifiques. Si on reste à extérieur de ce paradigme neuf, on ne le comprend plus.
Pas de l’art ?
Si l’art classique fut, écrit-elle, "une mise en œuvre des canons académiques de la représentation figurative, plus ou moins idéalisée (peinture d’histoire, paysage mythologique, portrait officiel,..) ou réaliste (scène de genre, nature morte, trompe-l’œil…)", si l’art moderne fut "une mise à l’épreuve des règles de la figuration assortie d’un impératif d’expression de l’intériorité de l’artiste", l’art contemporain est une mise en cause radicale de l’idée même d’art, une exploration systématique des frontières. Il n’y a pas que le cadre du tableau et le socle de la sculpture qui ont sauté, c’est l’objet lui-même, sa place dans le musée, c’est le rôle pris par le discours.
L’historien d’art Thierry De Duve a proposé "qu’une œuvre d’art serait contemporaine tant qu’elle demeure exposée au risque de ne pas être perçue comme de l’art".
Nathalie Heinich, en ethnologue, étudie les faits et non pas les crtiiques sommaires ou les émotions ressenties même si elle cite cette belle phrase du grand collectionneur gantois Anton Herbert qui exprime les affects que l’art contemporain peut susciter : "L’art contemporain est tellement fort qu’il peut te tuer si tu le vois sans y être préparé. Il m’est impossible d’avoir en face de mon lit une œuvre contemporaine que je regarderais en me réveillant par inadvertance : elle pourrait me ravager."
Le Cloaca de Delvoye
Plusieurs noms reviennent régulièrement : Duchamp bien sûr, qui a innové en tout, Yves Klein, Andy Warhol, les conceptuels, Cattelan, Hirst, Koons, Tino Sehgal qui refuse toute image des performances qu’il réalise dans les musées et toute trace d’une transaction financière. Et les rôles du galeriste Leo Castelli et du curateur Harald Szeemann. Une date clé, rappelle-t-elle, fut le lion d’or à Venise en 1964, pour Rauschenberg et son installation d’une chèvre et un pneu. Cette forme d’art "transgressif", explorant les limites, n’épuise pas l’art contemporain. Deux artistes qui triomphent aujourd’hui à Paris (Bill Viola) et Bruxelles (Michaël Borremans) n’entrent pas totalement dans ce "paradigme" et restent reliés à l’art classique tout en étant totalement singuliers et de leur temps.
Les limites qu’explore l’art contemporain vont bien au-delà des questions de beauté ou de morale. Quand Wim Delvoye crée son "Cloaca", il montre qu’on peut faire de l’art avec de la merde, et qu’une œuvre peut être le fruit d’une longue collaboration avec des scientifiques pour reproduire la digestion humaine.
Cattelan explique : "La beauté pour elle-même ne m’intéresse pas beaucoup, mais on peut l’utiliser comme un moyen de créer quelque chose de très dérangeant; peut-être qu’un jour je l’utiliserai pour délivrer, sous une forme apparemment inoffensive, un contenu extrêmement inquiétant." La motivation de Broodthaers est célèbre et flirte aussi avec la provocation : "Moi aussi je me suis demandé si je ne pouvais pas vendre quelque chose et réussir dans la vie. Cela fait un moment déjà que je ne suis bon à rien. Je suis âgé de quarante ans…"
Faire ou ne pas faire
En 1969, Lawrence Wiener indiquait pour son expo à la Wide White Space d’Anvers, que "l’artiste peut réaliser la pièce, ou la pièce peut être réalisée par quelqu’un d’autre, ou la pièce ne doit pas nécessairement être réalisée". L’idée de la "main de l’artiste" et de sa subjectivité nécessaire a éclaté. Ce sont souvent des techniciens qui réalisent l’idée de l’artiste. Damien Hirst disait : "le peintre a cessé d’être ce type chevelu tout couvert de peinture. Aujourd’hui, c’est un type en costume ou bien en blouse de laboratoire." Mais au même moment, l’artiste doit devenir l’ambassadeur de son œuvre, procurant excitation et émotion par ses idées. L’art contemporain prend toutes les formes, tous les matériaux, peut être éphémère, spectaculaire ou minimal, autosuffisant ou accompagné d’une documentation, il peut être ironique ou politique, il devient une expérience singulière et innovante, il est "idiosynchratique" (il ne s’autorise que de lui-même). Le livre détaille le rôle des centres d’art pour découvrir sans cesse de nouveaux noms, les discours des "curateurs", le poids des foires d’art (il y en avait trois en 1970 dans le monde, elles sont aujourd’hui 288 !).
Cet art pose des problèmes inattendus comme sa restauration (un monochrome est difficile à restaurer et comment conserver la graisse utilisée par Beuys ?) ou sa taxation : l’Union européenne a décidé absurdement de taxer les néons de Dan Flavin et les projecteurs de Bill Viola, non pas au taux réduit des œuvres d’art mais au taux plein des appareils électriques ! Et comment taxer un concept ? Les assurances posent problème : quand il fallut déplacer une œuvre très fragile de Kosuth faite de quatre plaques de verre avec lettrages, il s’est avéré moins coûteux de refaire ailleurs la pièce à l’identique.
Aujourd’hui, l’art contemporain est mondial, polycentrique, il a exploré les limites spatiales et temporelles. Il est une grande aventure qui passionne. Ce livre est une belle manière de comprendre cette révolution.
"Le paradigme de l’art contemporain, structures d’une révolution artistique", Nathalie Heinich, Gallimard, 375 pp., env. : 21,50 euros