Cette indétectable part de vie qui ne déserte pas
Jean-Noël Pancrazi rend dignité et humanité à un homme sans papiers ni visibilité. Un plaidoyer pour le respect des hommes.
Publié le 13-03-2014 à 14h10 - Mis à jour le 17-03-2014 à 10h19
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Jean-Noël Pancrazi possède un don d’empathie, chaque fois renouvelé, avec les personnages ou les lieux qui sont au cœur de ses romans. Ressentant ce qu’ils éprouvent intimement - ou l’atmosphère qui s’en dégage -, ce qu’ils montrent et ce qu’ils cachent, ce qu’ils disent et, surtout, ce qu’ils ne disent pas, il leur donne, quelle que soit leur faiblesse ou leur banalité, une force qui, aussitôt, les impose avec justesse. Il les regarde et les voit avec lucidité mais humanité. Il n’escamote ni leurs failles, ni leurs bizarreries, ni leurs erreurs, sans s’en faire juge ou détracteur. Il les empoigne avec les blessures et les désirs qui les font tels qu’ils sont. Et parce qu’ils vibrent des battements de la vraie vie, hors masques, étiquettes et mensonges, il sollicite, plus que notre intérêt éphémère, la conscience que nous avons d’eux. Ce moment où nous leur reconnaissons une existence dont nous ne serons pas oublieux dès le moment suivant.
Mady appartient à ces êtres sans identité ni visibilité que l’on croise au quotidien de nos rues. Il n’a pas trente ans. On le découvre, au soir d’un quatorze juillet, encadré de cinq policiers qui l’ont arrêté pour le renvoyer au Mali d’où il est arrivé six ans plus tôt. Il n’a aucun papier sur lui, pas de bagages, juste une élégance innée et des rêves qu’il n’a pu réaliser : envoyer à sa mère assez d’argent pour qu’elle puisse se faire construire une maison et aux siens restés là-bas de quoi faire la fête et prouver sa réussite. Arrêté, il est submergé par l’humiliation de devoir avouer sa défaite et par la tristesse d’être arraché au foyer où il a vécu au chaud d’autres exclus, à la maison où l’écrivain l’a hébergé le temps d’un répit et, plus que tout, à Mariama qu’il a tant aimée et si peu osé le lui dire. Là, mortifié d’être renvoyé chez lui sans pactole ni gloire, il se rassure à la pensée qu’"après tout, ce n’est pas si grave que cela", qu’il n’a pas que de bonnes raisons à vouloir demeurer en France, qu’il finira bien par retrouver une place même s’il n’est plus habitué à l’air brûlant et la poussière envahissante du pays.
Cette histoire, on la connaît. On l’a lue, entendue. On la côtoie, pour peu que l’on ouvre les yeux, dans les ombres de nos villes. Le talent de Jean-Noël Pancrazi est de la rendre unique, de faire de Mady une personne qui se fiche au vif de nos consciences. Sans apitoiement mais avec émotion et, parfois, avec humour, il donne une dignité et une densité à un homme fier et fragile dont il suit, avec un souci du détail révélateur, les déambulations, les peurs, l’ambition de bien faire, les détresses, les fureurs, les échecs… En miroir de cela, il nous renvoie à nos vanités mondaines, la charité mondiale habile à se donner en spectacle, les décrets inflexibles de tribunaux religieux…, les ignorances, les suffisances, les indifférences.
Le goût de plus en plus affirmé de cet écrivain du vécu pour une écriture heurtée de tirets et parenthèses ne facilite pourtant pas la lecture de ce livre, obligeant le lecteur à remonter, parfois très loin, le cours d’une phrase pour en retrouver le sujet et renouer avec le fil d’un récit, par ailleurs emporté comme un fleuve charriant dans ses bouillonnements noirceurs et éclats de lumière. Un plaidoyer, un peu chahuté donc, mais pertinent et bouleversant pour le respect des hommes et pour cette indétectable part de vie qui, en eux, ne déserte pas. L’espoir malgré tout. Quand même.
Indétectable Jean-Noël Pancrazi Gallimard 137 pp., env. 14 €