Rosie, ou la vie en noir

Céline Fraipont et Pierre Bailly cosignent le récit sensible d’une ado en perdition.

Entretien: Olivier le Bussy
Rosie, ou la vie en noir
©casterman

Rosie a treize ans. L’âge où l’on marche en funambule sur la frontière qui sépare l’enfance de l’adolescence. Sa mère partie avec un autre homme, son père se réfugie dans son travail. Quand Rosie ne sait plus trop quoi faire d’elle-même, elle va zoner sur le muret bâti à l’orée du bois. Avec sa bouteille de whisky, ses clopes et sa solitude. Jusqu’à ce qu’elle rencontre Jo, autre ado en rupture de ban.

La collaboration entre Céline Fraipont et Pierre Bailly, couple à la ville et tandem artistique, avait déjà accouché de "Petit Poilu", bande dessinée destinée aux enfants qui n’ont pas encore appris à lire (mais toujours prisée par ceux qui connaissent l’alphabet). Avec "Le Muret", les Liégeois s’aventurent sur un autre terrain, en cosignant cette histoire d’adolescente en perdition. Le récit écrit par Céline Fraipont est d’une rare justesse; Pierre Bailly l’illustre en noir et blanc, avec pudeur et sensibilité, tout en traduisant la violence intérieure qui agite Rosie.

"La Libre" a rencontré les auteurs de ce bel objet.

Pourquoi avez-vous choisi d’inscrire le récit à la fin des années 80 ?

Céline Fraipont : J’avais vraiment envie que ça se passe à cette époque-là. Il y a sans doute une forme de nostalgie. Les références musicales cadraient bien, les looks des personnages aussi, même si on n’a pas voulu qu’ils soient trop connotés, pour que ça ne prenne pas le pas sur l’histoire. Pierre Bailly : De plus, c’est une époque suffisamment lointaine pour qu’on n’en ait plus que des souvenirs flous - je ne parle pas de ceux qui ne l’ont pas vécue. Mais c’est aussi une époque qui n’est pas encore traitée.

C’est une époque qui fait écho à votre propre adolescence. Rosie, c’est son auteur ?

C.F. : Dans ce qu’elle peut ressentir oui, il y a des liens avec ma propre adolescence, mais ce n’est pas mon histoire. J’ai greffé mon travail de scénariste là-dessus.

Dans certaines attitudes, on voit la jeune fille en devenir, dans d’autres, on aperçoit encore l’enfant…

C. F. : Treize ans, c’est l’âge où on est particulièrement tiraillé par cette dualité. Entre cette enfance qu’elle quitte et cette adolescence dans laquelle elle rentre. Il y a aussi cette dualité entre les notions de bien et de mal. Il y a une scission en elle qui provoque un déséquilibre, même au niveau de son raisonnement. A cet âge-là, les jeunes on besoin de toute leur énergie pour pouvoir affronter cette dualité qui les submerge. Rosie, doit en plus faire face à des événements de la vie extrêmement durs. Je ne pense pas que je n’aurais pas pu lui donner 15 ou 16 ans. P.B. : La solitude qu’elle ressent est accentuée par le fait qu’à l’époque, il n’y a pas de GSM, pas de Facebook, rien de tout ça… Ma grande angoisse de dessinateur est qu’on la prenne pour plus âgée qu’elle n’est. Je lui ai donné plein de coiffures différentes. Elle a un visage doux, des jambes en bois d’allumette. Si je devais redessiner un autre bouquin avec un personnage de cet âge-là, j’aurais du mal à me détacher d’elle. Ça me prend énormément de temps pour donner de la profondeur à un personnage, le faire vivre. Pour sentir que même quand on ne voit pas son visage, elle est là…

La fin des années 80, c’est aussi une époque où l’on affiche sa personnalité par la musique qu’on écoute, comme le personnage de Jo, qui va à des concerts, s’approvisionne au discobus…

C. F. : Je pense que c’était une époque où les jeunes étaient plus engagés, notamment dans leurs choix musicaux. A chaque style musical correspondait un certain type de gens et de milieu. P.B. : La musique, ce n’était pas que de la musique. Il y avait un propos derrière.

Jo, c’est l’illustration du fantasme d’autonomie des ados ?

C. F. : Oui, et c’est raccord aux idéaux punk, par rapport à son mode de vie. P.B. : On a essayé d’en faire un mec bien, même si c’est un drogué et un voleur.

Comment se déroule votre collaboration ?

C.F. J’avais écrit le scénario et j’avais déjà travaillé sur le découpage. Puis Pierre dessine. Moi, j’ai besoin d’avoir le volume des pages et la succession des séquences pour pouvoir travailler. A partir de ce stade-là, plein de choix ont été faits, notamment celui d’introduire des doubles pages noires entre les séquences, pour rythmer le récit, mais aussi pour rendre l’aspect du gouffre dans lequel Rosie s’enfonce. Je trouvais que ça manquait de claustrophobie. P.B : C’est comme pour "Petit Poilu". Au départ, il y a plus de pages que ce qu’il n’en faut. Comme la bande dessinée, c’est l’art de l’ellipse, on réduit et on élague tout ce qui est superflu. C.F. : Et à l’inverse, j’ai aussi rajouté ou étoffé des séquences. P.B. : Je trouve qu’elle est très fine en matière de montage et de rythme, d’autant qu’elle connaît le cheminement des émotions qu’elle veut transmettre.

Pierre a déjà travaillé avec le scénariste Denis Lapière (sur "Ludo", "Agadamgorodok"…). Vous, Céline, vous pourriez écrire pour un autre dessinateur ?

C.F. : On fonctionne comme un couple, puisqu’on en est un. C’est une manière très particulière de travailler. Je ne sais pas si je pourrais la mettre en application avec quelqu’un d’autre… P.B. : Moi j’aimerais bien, en fait, que tu travailles avec quelqu’un d’autre. Je pense que ce livre-ci va t’ouvrir des portes.

"Le Muret", Bailly et Fraipont Casterman coll. Ecritures, 190 pp. en noir et blanc, env. 17 €

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