Pierre Manent, un guide de Montaigne

Le philosophe élucide "la vie sans loi" du grand essayiste français. Plongée dans les "Essais", entre le vice et la vertu, la vérité et le mensonge.

Eric de Bellefroid

Il n’en va point ici d’une biographie de Michel Eyquem de Montaigne (1533-1592). Mais peut-être davantage, en quelque sorte, d’une nouvelle traduction de ses "Essais", d’une manière d’exégèse. D’une tentative, par Pierre Manent, philosophe et directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), de le comprendre comme de l’intérieur, et de saisir au plus près ce qu’il a réellement voulu dire. Comme si l’écrivain s’était joué de ses lecteurs. L’objet ou la matière même du livre, comme y insiste justement Pierre Manent, c’est "moi". "C’est moi que je peins", dit Montaigne en somme. Il prétend en effet, sans revendiquer aucune compétence de spécialiste, apporter une franchise inédite. Ainsi de son propre témoignage sur ses pannes sexuelles, au cœur même du chapitre sur "la force de l’imagination".

"Montaigne nous fait part de ce qu’il ‘sait par expérience’. Il nous narre que, se souvenant du récit par un ami d’une telle infortune, quelqu’un dont il peut répondre comme de lui-même se trouva bien empêché. Et tourmenté par le souvenir d’une impuissance peu conforme à sa nature, il fut sujet à y rechoir. Il se guérit lui-même. […] Son impuissance étant due à la crainte de l’impuissance, il choisit d’annoncer la probabilité de sa défaillance. Ainsi délivré de ce que nous appellerions la ‘pression’, il put retrouver le plein usage de ses facultés." A l’évidence, en ce passage sexologique, Montaigne parlait de lui-même.

Au chapitre 20 du livre I, c’est bel et bien lui, fidèle lecteur de Platon, Socrate et Aristote, qui postule que "philosopher c’est apprendre à mourir". A contrario, il décrit là sa compréhension du problème de la vie humaine, dont les trois grands paramètres seraient la vertu, la volupté et la mort. Pierre Manent commente alors : "Il s’échauffe pour la vertu avec une véhémence qui ne sonne pas entièrement juste : la vertu est la vraie volupté, plus voluptueuse même que la volupté la plus caractérisée qu’est le plaisir sexuel; c’est elle, la vertu, qui devrait proprement s’appeler volupté, car au fond elle est ‘plus sérieusement voluptueuse’. En tout cas, cette vertu est la condition du mépris de la mort." Lequel mépris, non seulement serait le moyen d’une "molle tranquillité", mais aussi la condition de la liberté intérieure.

Pascal, en ses "Pensées", reprochera au grand essayiste d’inspirer une nonchalance du salut, "sans crainte et sans repentir", refusant par surcroît d’accréditer ses "sentiments tout païens sur la mort" : "Il ne pense qu’à mourir lâchement et mollement par tout son livre." Montaigne, de fait, semble écarter les efforts âpres et exemplaires que produisent la philosophie et la religion. Il ne tiendra pas d’ailleurs, le moment venu, à la compagnie de "garces [filles] et bons compagnons", car "c’est l’acte à un seul personnage", qui lui fait envisager à coup sûr une mort - "ce saut hors de l’être qui affole les hommes" - recueillie en soi, quiète, et solitaire.

Montaigne, de toute façon, ne saurait être tenu pour un historien. Il ne raconte guère l’histoire de son temps, ni même la sienne propre. Il était bien conscient que le régime politique de l’époque eût probablement censuré voire puni ses jugements sur les affaires de son temps. Il sait, du reste, combien il s’éloigne des opinions autorisées. Il demeure que les "Essais" constitueront le grand registre de ses jugements, si même il ne les a pas mis "en place marchande". Jugeant ainsi la société, la vie sociale, il en perçoit le ressort dans la comparaison. La passion, la "fureur de se distinguer", cause même de la grandeur et de la misère de la vie humaine. "Le ressort de l’âme de l’homme socialisé, civilisé, c’est l’amour-propre", résume Pierre Manent. Rousseau lui-même dira que cette disposition à se comparer naît "des relations sociales, du progrès des idées, et de la culture de l’esprit".

Dans cette vie en société existe aussi l’amitié. Comme de juste, l’écrivain y consacre un chapitre, dans ces "Essais" maintes fois remaniés. Il évoque aussitôt la rencontre avec Mlle de Gournay, et surtout celle avec La Boétie. "Nous nous cherchions avant que de nous être vus […]. Et à notre première rencontre, qui fut par hasard en une grande fête et compagnie de ville, nous nous trouvâmes si pris, si connus, si obligés entre nous, que rien dès lors ne nous fut si proche que l’un à l’autre."

Et Dieu, enfin, dans tout cela ? Dans cet ouvrage sous-titré "La vie sans loi", Pierre Manent nous assure que Montaigne, "si nous l’en croyons", n’a jamais été intimement divisé par quelque loi contraignante, ni guidé par quelque enseignement, ni mû par un modèle auquel il aurait dû se conformer. Et le philosophe français d’ajouter : "Cela inclut bien sûr la théologie." Et la philosophie aussi bien.

Mais en ce XVIe siècle, il n’a pu rester indifférent à Luther et Calvin d’un côté, Machiavel de l’autre, qui convergent étrangement quant à supprimer ou à réduire le trop grand "écart" que la religion chrétienne a installé entre les paroles des hommes et leurs actions. Ce qui revient, dans l’esprit même de la Réforme, à abolir la médiation ecclésiale entre le chrétien et la vérité.

Eric de Bellefroid

Montaigne. La vie sans loi Pierre Manent Flammarion 367 pp., env. 22 €

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