Bruckner, père et fils
L’écrivain qui ne ressemble à personne évoque une filiation houleuse. Qui fut assurément aussi la grande chance de sa vie.
- Publié le 11-04-2014 à 09h35
- Mis à jour le 04-12-2020 à 18h23
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L’écrivain qui ne ressemble à personne évoque une filiation houleuse. Qui fut assurément aussi la grande chance de sa vie.Enfin, Pascal Bruckner (Paris, 15 décembre 1948) se révèle. Bien qu’on l’ait pu deviner à travers ses livres, depuis pas mal d’années. Ecrivain et essayiste d’un talent toujours inattendu, d’une imagination primesautière (et provocatrice, il en convient), rangé par assimilation aux côtés des "nouveaux philosophes" et par conséquent des intellectuels juifs, élève de Jankélévitch et de Barthes, n’étant cependant ni agrégé ni normalien, mais auteur d’une thèse sur l’émancipation sexuelle dans l’œuvre du socialiste utopiste Charles Fourier, il daigne cette fois s’exposer en une confession abrasive pourtant irrésistiblement teintée d’humour, évitant à tous les tournants de sombrer dans une gravité pathétique.
C’est un truculent récit, en effet, qu’il nous livre dans "Un bon fils". Celui de ce petit gavroche lyonnais, aussi doué qu’espiègle, et d’ailleurs formé chez les jésuites, mais marqué dès l’enfance par un bacille de Koch qui l’envoya aussitôt se faire soigner en Suisse et en Autriche, contraint de compenser une faible complexion par une multitude de ruses et de subterfuges, dans le domaine galant notamment, ainsi qu’on put en juger dans la plupart de ses ouvrages. Entre autres, dans "Le nouveau désordre amoureux", commis en 1977 avec son indéfectible ami Alain Finkielkraut, son jumeau spirituel dit-il, fils unique comme lui.
Juif à vrai dire, il ne l’était guère, enfant de père huguenot et de mère papiste. Son géniteur, disparu en 2012, était même radicalement pronazi, qui voua jusqu’au bout une haine féroce envers le général de Gaulle, lecteur assidu de Maurras, Maulnier, Brasillach, Rebatet, Drieu La Rochelle, Bardèche, etc. Mais il est vrai, il s’obstina toujours précisément à être l’envers de ce père, violent et pervers, qui cognait sa femme et son fils, l’emplissant de rage et de mépris. En quoi ce livre nous offre au fond un portrait par contraste.
D’emblée conquis par Paris lors de son entrée au lycée Henri IV, il manqua donc le concours d’admission à Normale supérieure, probablement trop absorbé par ses trop nombreux enthousiasmes et divertissements, entre autres peut-être bien la fièvre "lyrique" de Mai 68. Et cependant, assure-t-il, il ne fut jamais communiste, trotskiste ou maoïste, malgré l’opiniâtreté paternelle à dénoncer le complot judéo-bolchevique.
Vagabondant certes "quelques années d’une secte gauchisante à une autre", il se souvient même d’un passage au PSU où Michel Rocard enseignait les rudiments de la guérilla urbaine sur une plage de Corse. Et cependant, il préférait intimement les mouvements hippie et beatnik, "plus Charles Fourier que Lénine, plus Allen Ginsberg qu’Antonio Gramsci, plus Krishnamurti que Mao Tsé-toung". Plus porté sur San Francisco, Ibiza et l’Inde indolente d’alors, que sur Cuba et le Vietnam.
Noble aveu de sa part : "Je ne suis pas vraiment sorti du progressisme malgré l’épaisse bêtise et la bonne conscience qui y règnent. On ne quitte pas sa famille d’adoption à mon âge, on s’en éloigne. Aujourd’hui encore, seules les sottises de gauche m’indignent, les autres m’indiffèrent. Je préfère penser contre mon camp, le miner de l’intérieur plutôt que le déserter".
Très tôt guidé par sa bonne étoile littéraire, après avoir appris la "grammaire de la liberté" dans Sartre, Gide, Malraux, Michaux, Queneau, Breton et Camus, il put vivre de sa plume, non sans avoir accumulé les petits boulots : vendangeur, pianiste de bar, pigiste dans des revues de charme. "Les livres m’ont sauvé. Du désespoir, de la bêtise, de la lâcheté, de l’ennui. Les grands textes nous hissent au-dessus de nous-mêmes […]".
Perplexe quant à "ces professionnels du concept qui ne peuvent beurrer une tartine sans citer Nietzsche ou Spinoza", Pascal Bruckner incline pour les "penseurs défroqués" capables de se moquer d’eux-mêmes et de rire de la comédie sociale. Fort désormais d’une seule certitude : celle d’avoir pu penser contre son père. "Je suis sa défaite : c’est le plus beau cadeau qu’il m’ait fait".
Un bon fils Pascal Bruckner Grasset 250 pp., env. 18 €