Les turpitudes du pouvoir
Marc Dugain signe un roman captivant sur les scandales qui touchent le sommet de la France. Une fiction furieusement proche de l’actualité.
Publié le 11-04-2014 à 09h34 - Mis à jour le 14-04-2014 à 09h50
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Marc Dugain signe un roman captivant sur les scandales qui touchent le sommet de la France. Une fiction furieusement proche de l’actualité.Marc Dugain aime s’emparer, pour ses romans, de l’actualité chaude du monde. Il le fit déjà dans "La malédiction d’Edgar" (Hoover) et dans "Une exécution ordinaire" autour de Poutine et Staline.
Dans son nouveau roman, "L’emprise", il se plonge dans les plus hautes sphères de la politique française, du monde des entreprises multinationales et des services secrets. Et ce qu’il en ramène est un livre passionnant qui se lit d’une traite, un thriller très cinématographique avec des personnages bien construits et des rebondissements, mais un tableau bien sombre sur ceux qui nous gouvernent.
La règle semble être devenue le pur rapport de force sans états d’âme, le financement occulte, la corruption, l’addiction sexuelle, et même, si nécessaire, l’assassinat "pour raison d’Etat".
Certes, c’est un roman, mais Marc Dugain a mené l’enquête en France et l’histoire qu’il raconte ressemble à ces scandales à répétition qui y ont fleuri ces derniers mois.
Il s’en est expliqué : "Il y a une sorte d’omerta en France qui fait qu’on est dans une démocratie, pour reprendre Edwy Plenel, de "petite intensité", on a du mal à se regarder en face sur les pratiques du pouvoir . Les journalistes d’investigation font un travail très intéressant. Mais juridiquement, c’est un métier très compliqué, dès que l’on sort un papier, on a des procès en chaîne." Et le roman peut alors relayer ces enquêtes bloquées.
Dans son roman "L’Emprise", tout est inventé, mais peut rappeler, dit-il, des dossiers "chauds" comme l’affaire de Karachi, la vente par la France de frégates à l’Arabie saoudite et de sous-marins au Pakistan, avec un soupçon de rétrocommissions qui auraient financé la campagne de Balladur à la présidentielle de 1995.
Le roman, dit Dugain, permet entre autres, de dépasser le barrage du "secret-défense" souvent invoqué pour décourager les magistrats.
Dans "L’emprise", il y a le favori à la prochaine élection présidentielle, Philippe Launay, droite modérée. Il a un dernier opposant dans son camp, plus à droite que lui, Lubiak, prêt à tout pour le torpiller et arriver au pouvoir pour s’y enrichir avec ses "amis". Il est même prêt à faire chanter Launay en colportant des accusations gravissimes sur son rôle dans le suicide de sa fille et les attouchements qu’il lui aurait faits.
Tous les coups sont permis aussi pour trouver les financements occultes : commissions sur des incinérateurs qui inoculent la dioxine, accointance avec des émirats proches des terroristes, etc.
S’y ajoutent les intérêts du privé et des multinationales (EDF lié au nucléaire), contrats avec la Chine, espionnage industriel, bateau coulé, espionne chinoise bisexuelle. Une "fliquette" des renseignements, un syndicaliste, un sous-marinier, se trouvent mêlés à ce qui les dépasse.
Les services secrets se chamaillent : DCRI, la direction centrale du renseignement intérieur, et DGSE, la direction générale de la Sécurité extérieure. On vous passe les détails et le suspense de cette faune que Marc Dugain dirige avec une belle maestria.
Si les hommes politiques passent, les vrais puissants restent, comme Ange Corti, le grand boss du DCRI, et Volone, le tout puissant PDG d’EDF-Areva (changé en Arlena). Leur puissance les met au-dessus des normes et de tout contrôle, que le gouvernement soit de gauche ou de droite. Leur seul objectif est de rester au pouvoir pour continuer leurs "jeux".
"Ce qui m’intéresse", dit encore Dugain, "n’est pas de descendre la classe politique, mais de montrer ce qu’il y a de tragique, de crépusculaire, qui tient à la fois de S hakespeare et de l’Ancien Testament, dans le parcours des hommes politiques. C’est beaucoup plus intéressant que les magouilles et les combines. Au final, le sujet du roman est : "que signifie prendre le pouvoir ?", avec comme réponse : "un asservissement total, absolu"."
Dans ce procès, aussi noir que gai à lire, du monde politico-financier en France, il y a le rappel d’une longue histoire des dérives du pouvoir depuis les Césars de l’empire romain. Mais Marc Dugain fait remarquer à juste titre que le problème est devenu plus vif dans un contexte mondialisé et dérégulé, échappant au "politique".
De la gauche à la droite, il n’y a pas plus de réponse réelle à la croissance qui va disparaître, à l’énergie qui va manquer, à la redistribution du travail et des revenus, si nécessaire et si difficile. Les dirigeants en sont réduits à la phrase de Cocteau : "Ces mystères nous dépassent, feignons d’en être les organisateurs".
Launay était "conscient qu’au sommet de l’Etat, il ne pourrait rien changer en profondeur. Le pouvoir était désormais ailleurs, partiellement insaisissable, et le reprendre exigeait des sacrifices qu’on ne pouvait demander à personne dans le pays. Il se voyait au mieux l’arbitre pondéré entre des égoïsmes contradictoires et antagonistes dissimulant leur véritable nature sous des contours généreux. Une sorte de chef de gare zélé, un jour de grève, distribuant des mots aimables aux passagers autant qu’aux grévistes".
Si le politique est désormais impuissant sur le fond, il ne lui reste que la bataille du pouvoir et de la communication entretenue à coups de millions, tout en veillant à casser l’image des adversaires.
L’emprise Marc Dugain Gallimard 314 pp., 19,50 €