Et si le génie de Van Gogh était né à Geel
Giovanni Montanaro imagine le passage de Van Gogh dans "le village des fous". Où une petite fille lui aurait montré la force des couleurs.
Publié le 28-04-2014 à 09h18
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Giovanni Montanaro imagine le passage de Van Gogh dans "le village des fous". Où une petite fille lui aurait montré la force des couleurs.Voilà un roman beau et étonnant. Giovanni Montanaro, avocat vénitien, était fasciné par Geel, la ville de Campine où les "fous" vivent dans les familles depuis mille ans. Il a imaginé que Van Gogh y passa et y rencontra une petite fille qui l’initia à "Toutes les couleurs du monde", le titre du roman. Un livre poétique sur les liens entre folie et art, mais aussi un roman politique sur les traitements inhumains contre la déviance.
La vedette du roman est Geel, dont le nom veut dire "jaune", la couleur que Van Gogh utilisa en Provence. Depuis des siècles, Geel laisse vivre, dans ses rues, chez les habitants qui les hébergent, des milliers de "fous". La sainte de la ville est Sainte Dymphne, martyre du VIIe siècle, fille d’un roi qui voulait l’épouser après la mort de sa femme, car elle avait les mêmes traits parfaits. Mais Dymphne préféra se faire tuer plutôt que cet inceste et le père furieux la décapita (son histoire inspira Perrault pour "Peau d’âne").
Ses reliques auraient été transférées vers Geel et, sur sa tombe, des guérisons miraculeuses se seraient réalisées. Les pèlerins, souvent des malades mentaux, ont alors afflué sur sa tombe, y cherchant la guérison. Puisqu’ils voulaient rester à proximité de ces reliques le plus longtemps possible, les pèlerins cherchèrent un hébergement parmi la population locale. L’accueil de ces pèlerins dans les familles est alors devenu une spécialité de Geel.
Alors que, partout ailleurs, on traitait très brutalement la maladie mentale, Geel fut un vrai havre de tolérance et l’est resté. Jan Hoet, "le pape de l’art", qui vient de mourir, était le fils d’un psychiatre de Geel et a grandi là, entouré de malades hébergés par sa famille. Au lendemain de la guerre, il y avait encore 3 000 malades qui vivaient chez les gens, intégrés à la vie "normale", sans être sans cesse confrontés à leur image de malade comme dans un hôpital. Jan Hoet se souvenait que, chez lui, il y en avait trois qu’on traitait comme "frère et sœur", dont une microcéphale et un schizophrène. "On les appelait gentiment les zotjes" (les petits fous). Jan Hoet pensait que ce compagnonnage dans son enfance fut déterminant pour son ouverture à l’art.
Dans le roman de Montanaro, l’écrivain imagine que Van Gogh passa une année à Geel, entre août 1879 et juin 1880, après qu’il ait arrêté sa vie de prédicateur, une année d’errance, une année mystérieuse dans son parcours, quand il n’écrivit aucune lettre. "Je m’étonnais", explique l’écrivain, "que les biographes ne fussent pas plus curieux de percer le miracle qui l’a transformé en peintre, sans école des beaux-arts, sans maître. J’ai ainsi éprouvé l’envie de brosser le portrait de Van Gogh pendant cette transformation; ses premières toiles, son pèlerinage vers le monde des couleurs."
Pourquoi ne serait-il pas passé à Geel et y aurait découvert "ce qu’est la folie et qu’elle pouvait être son destin" ? Il y aurait rencontré Thérèse Sansonge, née du viol d’une "monomaniaque imbécile". Fille intelligente et normale mais, orpheline, Thérèse est déclarée "folle" pour être hébergée dans la famille Vanheim de Geel. C’est là qu’arrive un soir, un vagabond à la tignasse rousse et au regard fiévreux. La mère se méfie de ce Van Gogh, mais la petite Thérèse l’emmène à la campagne où il a le choc des couleurs : "La fourrure rousse des renards, la mousse blanc-jaune de la bière, le rouge des tulipes, les chenilles transparentes qui se transforment en papillons bigarrés".
Van Gogh repartit bientôt vers son destin, les couleurs du Sud et le suicide. Dix ans plus tard, il se retrouvera avec Thérèse dans l’hôpital psychiatrique de Saint-Rémy-de-Provence. Thérèse, enfant, avait été soignée et analysée par un professeur français de la Salpêtrière qui lui découvrit une particularité dont on laissera la surprise mais qui suscitera chez Thérèse d’immenses souffrances : elle fut montrée comme bête de foire et soumise à des tortures répétées dans l’espoir vain de la rendre "normale".
Ce rapport court et intense entre Van Gogh et la folie, avec les couleurs et l’innocence d’une enfant, est le fil de ce roman. Mais celui-ci dénonce aussi le traitement fait aux "fous" tout au long XIXe siècle, avec le cortège de souffrances imposées et l’exception miraculeuse de Geel qui annonçait l’antipsychiatrie des années 1960.
Un roman sous forme d’une longue lettre de Thérèse à Van Gogh. Elle y explique que seul Geel, pendant mille ans, a compris que les "fous" "ne font de mal à personne et ne guérissent que rarement". Geel, "où il y a plus de nobles qu’à Londres et Paris, où l’on troque l’or contre du pain, le village où les enfants prennent les hommes par la main pour leur indiquer le chemin, où les cloches sont silencieuses pour ne pas déranger le sommeil des fous". Thérèse, enfermée à Saint-Rémy, confesse ce secret : "les fous qui sont ici ne sont pas vraiment fous, c’est une supercherie".
Toutes les couleurs du monde Giovanni Montanaro traduit de l’italien par Camille Paul Grasset 208 pp., env. 16,90 €