Poignant Rwanda
Jean Hatzfeld raconte le poignant récit d’Englebert, rescapé du génocide.
- Publié le 05-05-2014 à 09h14
- Mis à jour le 22-01-2021 à 15h19
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Jean Hatzfeld raconte le poignant récit d’Englebert, rescapé du génocide.Comment peut-on survivre au pire ? Comment peut-on résister à la culpabilité d’être encore en vie alors que tous les siens ont été massacrés ? Claude Lanzmann avait longuement interrogé les survivants de la Shoah sur ces questions. Jean Hatzfed (en photo) a fait ce même travail dans ses récits sur le génocide des Tutsis au Rwanda. A l’occasion du vingtième anniversaire des massacres, Le Seuil réédite, en un volume, ses "Récits des marais rwandais" ("Dans le nu de la vie", "Une saison de machettes" et "La stratégie des antilopes"). Jean Hatzfeld publie aussi, chez Gallimard, un court et magnifique récit dans lequel il rend hommage à Englebert, le "vagabond" de Nyamata, le survivant avec qui il eut tant de discussions autour d’une Primus ou d’une urwagwa (bière de banane locale).
A travers ce récit, il trace le portrait d’un destin humain universel avec les cicatrices, les blessures, et la nécessité malgré tout de survivre.
Aujourd’hui, Englebert a 66 ans et ne cesse de marcher dans les rues de Nyamata, la ville où les massacres furent particulièrement atroces, laissant 52 000 cadavres dans les rues et sur les collines.
Si Englebert boit trop, il n’a rien perdu de sa mémoire et de sa finesse. Il a toujours l’Iliade à côté de lui et peut lire le latin et le grec. Il philosophe et cite Baudelaire. Sous ses haillons, Englebert est un prince.
Il l’est d’abord au sens propre puisque son "arrière-aïeul" était un roi, un mwami. Brillant élève en gréco-latines à l’école du Christ-Roi, où il lit les tragédies grecques et les "Pensées" de Pascal, il est envoyé par les Pères étudier au Cameroun, même s’il est Tutsi et que la Belgique promouvait plutôt les élites hutus. "Moi aussi, j’ai connu la vie chic", dit-il à ceux qui le raillent quand ils le voient en rue. "On m’a témoigné le respect avant toi, j’ai étudié à l’étranger, j’ai été transporté dans un véhicule de service et je ne regrette rien."
Durant le génocide, pendant quatre interminables semaines, du 11 avril au 14 mai, les milices hutus de Nyamata sont sorties chaque jour, de 8h du matin à 15h, explorant les fourrés, les rivières, les caves des maisons, pour tuer tous les "cafards", comme ils disaient. Ils rentraient ensuite chez eux, craignant les guets-apens dans le noir. Englebert se cache et survit miraculeusement alors que sa sœur Emerence et ses frères Calixte et Narcisse sont assassinés. "Nous cherchions une cachette de feuillage touffu pour la journée en compagnie des moustiques tous consorts", dit-il dans sa langue si particulière que Jean Hatzelfd prend soin de rendre parfaitement. Il fuyait la folie des "avoisinants".
Si le récit évoque l’innommable, il va au-delà et montre la tragédie d’un survivant : "Je repousse les sombres pensées. J’ai plus de mauvais souvenirs que de sombres pensées. La nuit, parfois, je pense à ce qui s’est passé. Le génocide a gâché mon existence, parce qu’on était vraiment bien. Et maintenant, sans personne, ce n’est plus rien."
"Le génocide m’a fait solitaire intérieurement", ajoute-t-il. "Voilà pourquoi dorénavant, j’évite les complications. Je vais, je laisse. Ceux qui ne m’aiment pas, tant pis, je ne veux même pas les rencontrer. Avant j’aimais la lecture. Je ne lis presque plus, je ne suis plus avec le monde comme avant. En tant que rescapé, je n’aime pas qu’on me rappelle celui que j’ai été." Et son récit se termine : "Je préfère aller, et si les choses ne vont pas je continue plus loin. C’est ainsi désormais que je m’entends avec les gens et avec moi-même."
Un récit à compléter par le très beau petit livre de Colette Braeckman racontant sa vision de l’histoire des "passions rwandaises" qu’elle connaît si bien, sans rien épargner des responsabilités et sans oublier son amour pour ce peuple.
Englebert des collines Jean Hatzfeld Gallimard 107 pp., env. 11,90 €
Rwanda, mille collines, mille douleurs Colette Braeckman Nevicata, l’âme des peuples env. 9 €