Le sublime narcissisme de ce temps
Un tableau décapant d’Yves Michaux sur les névroses de l’homme quotidien. Mais le philosophe s’abstient de tout alarmisme et se défend de juger.
Publié le 08-05-2014 à 14h39 - Mis à jour le 12-05-2014 à 09h26
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Un tableau décapant d’Yves Michaux sur les névroses de l’homme quotidien. Mais le philosophe s’abstient de tout alarmisme et se défend de juger.Dans ce foisonnant abécédaire que le philosophe cosmopolite Yves Michaud, brillant touche-à-tout et auteur par ailleurs extrêmement fécond, conçoit comme un "petit précis philosophique ultramoderne […] à contre-courant des discours alarmistes", l’on se situe aussi, comme souvent avec lui, au croisement de l’anthropologie et de la sociologie. Brossant un portrait pointilleux de notre société et de ses mutations, il décrit peut-être encore plus méticuleusement les névroses de l’homme contemporain. Se gardant, dit-il, de juger.
S’il ne verse point en effet dans le catastrophisme, c’est en vertu d’un humour toujours discipliné, qui d’emblée lui fait dire d’ailleurs : "La dégoulinade éthique répandue aujourd’hui sur tout n’est pas mon fort". Avec une égale lucidité, Yves Michaux aborde la com ou le flash, le gotha ou l’hédonisme, la liberté et la musique, le people et la quantification, le sexe et le travail, You Tube et le zapping. Tout ceci n’étant qu’un bref condensé de ses préoccupations du moment, un court échantillon des "basculements" de notre temps. Qu’il a choisi d’énoncer plutôt dans l’esprit de l’aphorisme cher à Nietzsche ou Wittgenstein.
Un bel et pertinent article notamment, traitant de l’image - qui remplace le langage (smileys, icônes, émoticônes, webcam, etc.) - l’incite à constater que "les photos, les vidéos témoignent à notre place". Les touristes, de fait, ne contemplent plus tant les paysages, les monuments ou les couchers de soleil que l’écran de leur téléphone. Avant de diffuser telle ou telle autre photo sur leur mur Facebook.
"La prolifération des images est aussi le triomphe du narcissisme. Chacun peut se montrer et se répandre sous mille profils : exhibition de soi, de sa vie, de sa sexualité, de ses relations, de ses réactions." Or, insiste-t-il, il y a là comme un étrange paradoxe. En tout cas, une nette antinomie entre la protection du domaine privé et le désir d’exhibition, entre le bonheur de l’intimité et le plaisir du spectacle de soi. Sans compter que, lorsqu’un couple d’amoureux se sépare après s’être adressé mutuellement des images torrides, celles-ci risquent de se retrouver en ligne par vengeance pour atterrir éventuellement sur quelque site de pornographie commerciale.
Notant la "juridicisation" de la vie courante, le philosophe incline à penser que "tout ou presque tombe sous l’empire de la règle". La loi, ainsi, se glisse jusque dans le privé de la vie sexuelle ou des opinions. Dans cette justice qui se substitue au juste, il ajoute que la bienveillance altruiste, qui repose sur le sentiment d’une fragilité partagée, se fonde sur une exigence de "moi aussi", voire de "moi d’abord". On ne donne rien pour rien.
Dans un autre rayon, quand le gotha remplace la démocratie, Yves Michaux relève en effet la consolidation d’une oligarchie qui "fonctionne à l’influence - en clair au trafic d’influence et à l’initiation". Par définition assez fermée, il n’y est point tant besoin d’être innovant ou inventif que d’être au courant des bonnes affaires (délits d’initiés). Ce qui illustre évidemment la suprématie des réseaux et des lobbies. "La démocratie, c’est le cadre apparent, l’oligarchie c’est le pouvoir réel." Face à quoi la gauche, comme en atteste notre époque, est complètement décontenancée. Ce qui tend à faire le lit du populisme, qui ne serait ni un parti ni une idéologie, mais "la maladie endémique de la démocratie confisquée", qui aurait pour corollaire ce tragique sentiment d’impuissance et d’inutilité de la politique. "Entre le peuple du populisme et le gotha, il ne reste rien."
Pour conclure avec Narcisse, qui remplace "Je", l’auteur surligne "l’enflure du moi". Mais si le Narcisse de la mythologie meurt consumé par l’amour qu’il se porte, le narcissique de notre temps, lui, exige au contraire qu’on l’aime et qu’on l’admire. Et les réseaux sociaux sont là sans doute pour assouvir ce désir inextinguible.
Narcisse et ses avatars Yves Michaud Grasset, coll. "Vingt-six" 205 pp.,env. 17 €