Les beaux et grands lendemains de Freud
Un témoignage de Pierre Kammerer sur les enfants qui ont vécu la haine. Avec une lettre bien sentie à Michel Onfray, le démolisseur de Sigmund.
Publié le 22-05-2014 à 12h45 - Mis à jour le 26-05-2014 à 09h46
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Un témoignage de Pierre Kammerer sur les enfants qui ont vécu la haine. Avec une lettre bien sentie à Michel Onfray, le démolisseur de Sigmund. La psychanalyse, aux yeux d’un vaste monde apeuré, qui craindrait parfois de surcroît pour sa fragile vérité et sa pauvre authenticité, ne veut rien dire; ne signifie rien; n’apporte rien. Mais nous permettra-t-on de dire ici combien l’on n’en a cure, si l’on peut ainsi dire ? Cette méthode d’étude de l’âme, d’introspection en clair, traverse présentement, il est juste, de mauvais quarts d’heure. Tout cela grâce entre autres au "Livre noir de la psychanalyse", paru naguère, et à une multitude d’écrits emplis de haine et de reproches. Sinon de revanchisme. Sans insister, il est malheureusement exact aussi, sur l’arrogance de certains analystes, détenteurs quelquefois de la science infuse.
Au temps béni des "thérapies brèves", dont on peut convenir qu’elles aident de fait à vaincre sa peur de l’avion, de l’ascenseur ou du vertige, la psychanalyse freudienne - et parfois en même temps lacanienne - peut effectivement passer pour une thérapie longue et dispendieuse. Mais, qui peut sincèrement croire qu’on finira par élucider, et non guérir puisqu’on en restera toute sa vie convalescent comme disait Freud, une prime enfance en quelques séances ?
Voici en quoi au juste le livre du psychanalyste grenoblois Pierre Kammerer sur "L’enfant et ses meurtriers", à l’instant, tombe singulièrement à propos. Y relatant "la cure psychanalytique d’adultes qui ont subi, dans l’enfance, la haine de ceux qui étaient censés les aimer, leur père ou leur mère". Et précisant que ces patients s’évertuent le cas échéant à s’aveugler pour "ne pas démasquer la perversion d’un parent dont ils ne désespéraient pas d’être aimés", ceci les condamnant à demeurer dans la répétition des mêmes traumatismes, afin de se protéger du mal qu’on pourrait leur causer.
Pierre Kammerer incline à penser, comme Sándor Ferenczi, qu’il est des choses, absolument, que le patient ne peut pas trouver tout seul. Ainsi, "la tendance du bébé à se constituer thérapeute de sa mère lorsqu’il rencontre la défaillance de l’environnement maternel primaire. C’est dans la toute première enfance de bien des analystes (et des meilleurs) que s’est découvert, pour eux, le besoin intense d’être le thérapeute de l’autre".
Car, ajoute-t-il, et c’est tout le cœur de cet ouvrage, dans le trauma, il y a ce désir ardent d’être aimé par l’agent du trauma, par celui donc qui inflige la haine. Source, évidemment, d’un nouvel échec; vecteur d’un fantasme qui conduit naturellement à la répétition; racine d’un masochisme évident. Or, pour qu’il y ait eu un trauma, il faut qu’il y ait eu aussi un absent. Celui même qui eût interdit le trauma et, par conséquent, celui à la place duquel doit se tenir l’analyste, à travers ce qui se nomme le "transfert", "dans un mode de présence qui le signifie".
Il est bien question, avec la psychanalyse, de parler des pulsions de vie et de mort, du complexe d’Œdipe ou du Surmoi, mais il faut très vraisemblablement compter aussi avec la "Loi symbolique" : celle qui interdit proprement le meurtre et l’inceste (la Bible y ajoutait même le cannibalisme), et tous leurs dérivés pervers. "Cette Loi, qui propose avec exigence la sublimation des pulsions orales et anales, propose aussi aux pulsions génitales un alliage avec les motions de tendresse, soit la poétisation de la pulsion proprement sexuelle."
Dans cette "psychanalyse de la haine et de l’aveuglement", Pierre Kammerer nous soumet huit récits cliniques qu’on ne pourrait évidemment en la présente occurrence résumer décemment. Tout y est trop long, trop complexe, trop nuancé. Bien que les cas soient extrêmement évocateurs, et surtout émouvants. On ne peut donc qu’y référer, et nombreux seront ceux qui s’identifieront éventuellement à l’une ou l’autre figure.
Du coup, nous nous renverrons aux pages ultimes de ce livre, présentées sous la forme d’une "Lettre à Michel Onfray". Le philosophe, auteur malheureux d’un très bilieux ouvrage sur Freud ("Le crépuscule d’une idole. L’affabulation freudienne", Grasset, 2010), aura suggéré au psychanalyste Kammerer un jugement sans appel : "Je crains que la destructivité avec laquelle vous avez traité Freud et la psychanalyse freudienne, ainsi que l’écho qu’elle a trouvé à travers votre ‘coup éditorial’[…], n’ait été à la rescousse des pulsions de mort à l’œuvre à notre époque actuelle. Dommage".
Il était un peu étonnant voire même choquant, hormis ses aigreurs naturelles, que le philosophe présocratique et nietzschéen ait ainsi cédé à la tentation, très cognitivo-comportementaliste pour tout dire, de résumer l’être humain à quelques cases statistiques. Cela même qu’on peut aujourd’hui reprocher à une psychologie purement et prétendument "économique, performante et rentable". Comme si, jamais, l’humain était un être rationnel.
Eric de Bellefroid
L’enfant et ses meurtriers. Psychanalyse de la haine et de l’aveuglement. Huit récits cliniques (suivi de Lettre à Michel Onfray) Pierre Kammerer Gallimard, coll. "Sur le champ" 345 pp., env. 24,50 €