Beckett en toutes lettres
Un événement. Publication du premier volume de la correspondance de Samuel Beckett. L’auteur d’"En attendant Godot" fut un infatigable épistolier, auteur de quelque 15 000 lettres.
Publié le 26-05-2014 à 09h43
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Un événement. Publication du premier volume de la correspondance de Samuel Beckett. L’auteur d’"En attendant Godot" fut un infatigable épistolier, auteur de quelque 15 000 lettres. Quelle joie de réentendre la parole de Beckett (1906-1989) ! La publication du premier volume de ses lettres est un événement qui éclaire l’œuvre.
Beckett, c’est une voix qui ne cesse de parler pour dire l’échec de la parole, une voix qui halète, ressasse, s’épuise et recommence. La radicalité de Beckett a surgi pour le grand public au lendemain de la guerre, dans cette humanité qui avait vu l’apocalypse et le néant. Beckett va alors réduire le texte et le théâtre, donc l’homme lui-même, à sa trace, à son rebut. Sa question est celle des personnages d’"En attendant Godot" et de "Fin de partie" : "Mais qu’est-ce que je fous là ?" Il interroge le ciel qui ne bouge pas. "Fin de partie", c’est la fin du monde. La voix et le texte ne sont plus que ressassements et déchets. Patrick Roegiers rappelait cet aphorisme de Beckett : "Que sais-je du destin de l’homme ? Je ne me suis pas posé la question. Je suis davantage au courant des radis".
Samuel Beckett fut un infatigable épistolier. Il écrivit 15 000 lettres parfois d’une écriture illisible. Il avait demandé qu’on ne publie que celles liées à son œuvre. Les Editions de Minuit de son ami Jérôme Lindon ont refusé de publier la correspondance préparée par l’éditeur anglophone et les ayants droit de Beckett, estimant le choix des lettres trop large, mais Gallimard a heureusement repris le flambeau et c’est passionnant.
Un long travail critique a sélectionné et étudié 2 500 lettres qui représenteront quatre gros volumes. Le premier sort maintenant couvrant les lettres de 1929 à 1940, quand Beckett travaille pour Joyce, voyage à Paris et en Allemagne, enseigne au Trinity College, suit une psychanalyse et publie ses premières œuvres : des essais sur Joyce et Proust, des poèmes, son premier roman, "Murphy".
Bien sûr, ce livre n’est pas facile. Par son prix (env. 55 €), son poids (802 pages), par l’importance des notes qui sont plus longues que les lettres elles-mêmes. Ingrat aussi par le principe même de publier des lettres faisant souvent référence à des inconnus ou à des faits très anodins.
Mais si on passe au-delà, quelle émotion. D’abord, parce que c’est sans doute la dernière grande correspondance d’écrivain qu’on peut découvrir. Au XXIe siècle, les lettres ont disparu au profit des nouveaux médias, immédiats et sans traces. C’est, surtout, une voix qui s’élève, jouissive et douloureuse, pleine de l’envie d’écrire et d’être publiée, mais saisie par le doute et l’impuissance.
Dans une belle introduction, Dan Gunn écrit : "Le biographe a tendance à donner à la grandeur d’un individu l’apparence de quelque chose de prédestiné. Mais ces lettres de Beckett marquent ses hésitations et ambivalences, elles servent à révéler l’incertitude qui imprègne les choix, les dilemmes et les doutes quotidiens qui auraient pu à tout moment le pousser à abandonner son entreprise. Elles révèlent la conviction qu’un seul chemin, celui de la littérature, vaut vraiment la peine d’être suivi".
On est frappé par son érudition, ses lectures, sa connaissance des langues, ses commentaires sur la peinture. Sa souffrance aussi : "Si mon cœur n’avait pas mis en moi la peur de la mort, je serais encore en train de boire, de ricaner, de traîner et de me dire que j’étais trop bon pour quoi que ce soit d’autre" (10-3-1935).
Beckett est rongé par le psychosomatique, obsédé par ses furoncles et prurits. Mais il explique aussi la nécessité de révolutionner la langue dans sa belle lettre du 9-7-1937 : "La littérature doit-elle être la seule à être laissée en arrière, sur cette vieille route puante abandonnée depuis longtemps par la musique et la peinture ? Y a-t-il quelque chose de sacré au charme paralysant contenu dans la nature dénaturée du mot qui n’appartient pas aux éléments des autres arts ?"
Il rapporte cette anecdote très beckettienne : "Elle m’a dit : Tu n’as jamais une parole aimable pour personne sauf les ratés, je me suis dit que c’était la chose la plus gentille qu’elle m’ait dite" (8-9-1935).
Il faut chercher ces pépites, mais c’est alors un plaisir de lire, par exemple, ce savoureux coup de gueule de Beckett contre l’éditeur qui lui demande de couper un tiers de son manuscrit. On y voit la scatologie qui imprègne souvent ses lettres, faisant un lien entre "écrire et chier" : "Ma prochaine œuvre sera écrite sur du papier de riz entouré autour d’une bobine avec une ligne perforée tous les quinze centimètres. Avec chaque exemplaire, un échantillon gratuit de laxatif pour promouvoir les ventes. Les bouquins Beckett pour vos boyaux, Jesus in peto. 1000 occasions de s’essuyer en rigolant un bon coup. Egalement en braille pour le prurit anal" (14-11-1936).
Guy Duplat
Lettres I (1929-1940) Samuel Beckett édition établie par George Craig, Martha Dow Fehsenfeld, Dan Gunn et Lois More Overbeck; traduit de l’anglais (Irlande) par André Topia Gallimard 802 pp., env. 55 €