Duras, la passion et le désir
Un passionnant inédit d’entretiens de Marguerite Duras, "Le Livre dit". Et la publication des deux derniers volumes des œuvres complètes dans la Pléiade.
Publié le 30-05-2014 à 11h11 - Mis à jour le 02-06-2014 à 12h41
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Un passionnant inédit d’entretiens de Marguerite Duras, "Le Livre dit". Et la publication des deux derniers volumes des œuvres complètes dans la Pléiade.Pour le centième anniversaire de la naissance de Marguerite Duras (1914-1996), Gallimard publie à la fois un passionnant inédit et les deux derniers volumes de ses œuvres. Un brelan d’as pour tous les amoureux de celle qui parla si bien du désir, de la mer, de l’enfance, de la mort, du manque et du plein. Pour celle qui réinventa l’écriture (et le cinéma) et dont les livres résistent parfaitement au jugement du temps.
Christiane Blot-Labarrère, auteur de l’album Duras qui fut offert aux acheteurs de la Pléiade, résume bien : "De cette œuvre singulière, l’enfance, temps passé qui ne passe pas, est la clé de voûte. Reprise de souvenirs tremblés, voilés, recomposés jusqu’au mythe. Comme un cri comme un sanglot. La quête de Duras instaure en loi universelle, le désir, son déclin et sa renaissance. Elle aime l’amour, ce vertige immobile." Et "la vaine splendeur du monde".
"Le Livre dit" (magnifique titre !) est le verbatim inédit des dialogues de Marguerite Duras avec l’équipe du film Agatha qu’elle tourna en quatre jours en mars 1981 à Trouville, dans le hall de l’hôtel des Roches noires, devant la mer. L’histoire d’un amour incestueux comme elle l’avait lu juste auparavant chez Musil. Ici, Agathe est Bulle Ogier et le frère est joué par Yann Andrea qui venait d’entrer dans la vie de Duras pour former un des couples les plus mythiques de la littérature moderne.
En 1981, Duras sortait d’une décennie de solitude et d’alcoolisme. Mais là, elle retrouve son appétit de vivre, de penser et de créer. Son fils Jean Mascolo et Jérôme Baujour la filment en train de diriger son équipe. Et Duras parle, parle.
Elle parle du manque : "C’est par le manque qu’on dit les choses, le manque à vivre, le manque à voir. C’est par le manque de lumière qu’on dit la lumière, et par le manque à vivre qu’on dit la vie, le manque du désir qu’on dit le désir, le manque de l’amour qu’on dit l’amour". Elle veut "donner plus à penser, plus à entendre, en donnant moins à voir".
Le minimalisme de Duras n’est jamais stérile mais il est gros des émotions et de l’imagination qu’il suscite.
Yann Lemée, jeune dandy, philosophe, 38 ans plus jeune qu’elle, était entré dans sa vie le 30 août 1980. Elle l’avait renommé Yann Andrea. Ce sera pour Duras sa dernière passion pendant 16 ans, passion impossible car il est homosexuel. Ce désir à l’état brut donnera un court chef-d’œuvre fulgurant, "La maladie de la mort", texte splendide sur la différence des corps et le sexe sans issue, qu’on retrouve dans le tome III de la Pléiade (extrait ci-contre).
En mars 1981, elle dirige Yann Andrea, lui dit comment marcher, prendre la lumière. Elle fustige l’homosexualité avec une hargne d’amante déçue : "Le désir est un échange impossible entre les sexes différents; entre des sexes irréconciliables qui sont les sexes féminins et les sexes masculins. La splendeur du désir, son immensité, a lieu entre ces sexes-là de nature différente; et sa mort, son immense pauvreté est dans l’homosexualité".
Duras croit à l’interdit, fustige la "libéralisation qui entraîne la pauvreté du désir". Mai 68 sonna pour elle "le délabrement de l’homme". L’amour idéal, total, impossible est bien l’incestueux entre frère et sœur comme elle l’a fantasmé dans la plaine du Tonkin avec son frère : "Dans l’inceste, il y a le tout du désir".
Et puis, il y a la mer qu’elle ne cesse de regarder : "Regarder la mer, c’est regarder le tout, jusqu’au rien. Il pleut sur les arbres, sur les troènes en fleurs partout, ces mots pluie et vent froid. On voudrait que tout fût cet infini de la mer et de l’enfant qui pleure".
Duras boucle son film en quelques plans. "Le cinéma, c’est rien", dit-elle. Juste "ne pas ne rien faire". Mais elle fustige le cinéma commercial et fait remarquer que si ses films passent peu en salles, ils suscitent partout des thèses universitaires.
Elle parle aussi de la mort, de Dieu qui, n’existant pas, nous délivre alors de toute culpabilité. "Dieu, cette espèce de notion flottante et encore, comme ça, illusoire, qui représente quand même des sortes de tentations irrépressibles".
Le tome III dans la Pléiade couvre 1974 à 1984, reprend les textes de ses films, ses grands entretiens, ses "lieux" en photos, son théâtre, des textes importants ("L’été 80", "La maladie de la mort") et se termine par le miracle de "L’Amant", quand Duras, à 70 ans, connaît un triomphe grand public, avec le Goncourt, plus de deux millions d’exemplaires vendus et une émission mémorable avec Pivot (dont le texte est repris).
Le volume IV commence sur "La douleur", texte qu’elle écrivit en 1945, en attendant le retour des camps de Robert Antelme. Une dernière décennie marquée par Yann Andrea comme en témoigne ce minuscule cri de souffrance qu’est "La pute de la Côte normande".
Jusqu’au bout, c’est le désir, le chagrin et le néant qui auront fasciné Duras et ses lecteurs.
Œuvres complètes III et IV Marguerite Duras Bibliothèque de la Pléiade env. 58 € par volume, jusqu’au 30/8
Le Livre dit Marguerite Duras Gallimard 228 pp., env. 18,50 €