Pièges du désir et rêve d’amour
Yann Queffélec nous mène par des chemins irréguliers sur les traces d’un couple déchiré.
Publié le 23-06-2014 à 09h05 - Mis à jour le 23-06-2014 à 09h06
Yann Queffélec nous mène par des chemins irréguliers sur les traces d’un couple déchiré.Pour le coup, il y va fort, Yann Queffélec. Il faut sérieusement tenir la corde pour ne pas se faire larguer avant l’amarrage final de son dernier roman. Ça bouscule, crapahute, submerge. Amplifiant le style abrupt et haché, voire faubourien, qu’on lui a découvert dans de précédents romans, il le pousse à la limite de la nébulosité, donc de l’agacement. Renouant avec une propension à l’extrême qui lui a valu le prix Goncourt en 1985 pour "Les Noces barbares", il en remet une couche de violence, de trivialité, de noirceur. Sexe à tout va. Pulsions primaires. Regard sombre sur une humanité cynique. Drame, haine, échec, crime, culpabilité… Et pourtant, "Désirable" est le livre d’un poète et d’un visionnaire. Que d’inventivité, que de mouvement, que d’images ! A couper le souffle même quand se brouille la vue. Laquelle finit tout de même par s’ouvrir sur quelques nuances de bleu océan. Quel gaillard que cet écrivain d’aujourd’hui 64 ans qui s’optimise - encore qu’avec circonspection - aux tendres visées d’un enfant qui, depuis son ciel, se plaît à jouer au petit génie de mer, intuitif et sage !
Tout part de l’enfant. Tout finit par l’enfant. Il raconte que ses parents se disputaient beaucoup, que dans leur village de trois habitants entre bois et marais de la Bretagne intérieure, "ce n’était pas la folle gaieté", que son père dessinait des poissons gris qu’il appelle des Chob’s et qu’il ne veut plus entendre parler de la mer depuis que son fils - lui - y a perdu la vie et "tousse maintenant des arcs-en-ciel entiers". Avec cette entrée en matière, on ne voit pas trop où l’on va. Il faut y aller. Les chemins sont irréguliers. Les ambiances chamboulent rythmes et optiques. Mais la clairière est au bout avec ses timides lueurs d’espoir.
Jusqu’où un couple meurtri peut-il se déchirer, s’injurier, se mentir, se détester et avec quelle possibilité de réconciliation ? Lui est dessinateur de bandes dessinées. Il s’appelle Nividic, Ninive pour les intimes. Son esprit et son corps sont formatés plan cul. Il craque et croque la moindre beauté qui, tout juste mariée à un vieux richissime, titube en nuisette au sortir d’une rivière. Sa femme Yolanda est aigrie, trompée, rabrouée, trop grosse, trop moche, trop tout… Elle est jalouse d’Alison qui le fait fantasmer dur. Le jour où elle fugue, il commence toutefois à s’inquiéter. Le regard qu’il porte sur elle, et sur ses diverses ensorceleuses, change quand il comprend qu’elle devient belle pour d’autres hommes, qu’elle va le quitter… Il se découvre, dès ce moment, "fatigué des illusions portées par des fantômes de chair et d’os qui se présentent comme la vraie vie… et sont les plus creux des fantômes". Au plus altier des fantômes, l’esprit d’un enfant souffle sur ses parents paumés un air revigorant tandis qu’une flopée de personnages plus ou moins louches s’agitent autour d’eux. Un entrepreneur de travaux portant le cancer à la région, des jumelles qui n’ont froid ni aux yeux ni ailleurs, un criminel qui court dans la nature, un "floriculteur qui veille sur le pays comme un garde champêtre jaloux"…
Oups ! on est dans un livre sur le désir exacerbé, sur l’enfer d’un couple qui se déglingue, sur un enfant irréel et sur plein d’autres choses que l’on voudra voir. On y est chahuté par les mots, étourdi sous les allusions et les mystères. On s’y réveille sous des visions rouges comme le sang, incandescentes comme l’amour, noires comme le chagrin, le remords, la solitude… Avec des rosissements d’humour et quelques éclats de lumière.
Désirable Yann Queffélec Cherche Midi 286 pp., env. 18,50 €