Disraeli, fantas que et formidable
Comment un modeste juif devint Premier ministre de la snob Angleterre. Auteur de douze romans, romantique en diable et génie politique inattendu.
Publié le 26-06-2014 à 12h18 - Mis à jour le 30-06-2014 à 09h14
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Comment un modeste juif devint Premier ministre de la snob Angleterre. Auteur de douze romans, romantique en diable et génie politique inattendu.Disraeli est une des figures les plus improbables de l’histoire politique du XIX e siècle. Voilà le petit-fils d’un immigré italien venu du ghetto de Cento (Emilie), qui fit fortune en important des chapeaux de paille de son pays natal, qui s’élève jusqu’à devenir le Premier ministre d’un pays passablement antisémite, encore largement dominé par une aristocratie égocentrique et fastueuse. Voilà un petit jeune qui a quitté l’école à seize ans, romantique en diable et dandy effronté, qui réalise un double parcours d’écrivain (il publia son dernier roman, "Endymion", à 76 ans) et d’homme d’Etat, un des rares qui laissa une marque durable sur l’Angleterre.
Sa personnalité est si singulière qu’Alain Minc l’a rapprochée à juste titre de celle de Churchill : "Voilà deux francs-tireurs, deux individualités forcenées unies par la même passion, la liberté personnelle, voire la provocation, en même temps que séparées par leur ascendance - l’un fils de duc, l’autre d’un modeste publiciste juif -, leurs goûts, la forme d’intelligence et la manière d’être". L’un et l’autre atypiques et solitaires, ils ont dû affronter bien des déceptions, avaler bien des couleuvres, mais le premier a donné à son pays l’héritage d’un conservatisme progressiste, alliant la tradition monarchique à la protection sociale, l’autre l’a défendu dans la plus effroyable des guerres avant d’assister à la désintégration de l’Empire.
Disraeli était né à Londres, le 21 décembre 1804. Son père Isaac, homme timide et solitaire mais infatigable lecteur, avait publié à 25 ans des "Curiosités de la littérature" qui lui valaient une belle réputation dans les milieux intellectuels. Lorsqu’il eut 13 ans, son père, qui avait rompu avec la synagogue, le fit baptiser. Une chance, car cela lui permit plus tard de siéger aux Communes, où l’obligation de prêter serment sur la Bible anglicane ne fut levée pour les juifs qu’en 1859.
A 20 ans, Benjamin tenta de voler de ses propres ailes : il se lança dans une spéculation boursière qui tourna mal. Le remboursement de ses dettes lui procura des cauchemars pendant des décennies. A 21 ans, il publia le premier de ses douze romans dont on a pu écrire qu’ils constituent les Mémoires qu’il n’a jamais écrits, tant il y mit de lui-même, de ses sentiments, de ses chimères, de son regard critique sur la société mondaine qu’il aimait fréquenter, d’un romantisme dont il ne se débarrassa jamais, comme s’il était le contrepoids de la rudesse et des cruautés de sa vie politique.
Dès 1831, il chercha à se faire élire aux Communes. Il n’y parvint qu’à la troisième tentative en 1837, mais il y resta alors pendant quarante ans. On est frappé de voir combien tout au long de sa carrière les attaques et les sarcasmes antisémites ne lui furent pas épargnés. Il les contra avec superbe en se revendiquant, lui baptisé, de l’antique race juive qui avait donné au monde Moïse et Jésus-Christ en un temps où les Anglo-Saxons végétaient encore dans les limbes de l’Histoire. Poussant l’impertinence plus loin encore, il prétendait voir dans l’Eglise la seule institution juive qui ait survécu !
Il lui faudra attendre longtemps pour accéder au poste de Premier ministre : une première fois en 1867, puis de 1874 à 1880. Son action fut déterminante dans deux domaines. Sur le plan intérieur, il élargit le droit de vote aux non-propriétaires, ce qui augmenta considérablement le corps électoral. Par ailleurs, il introduisit le droit de grève, étendit la responsabilité des employeurs en cas d’accident de travail, améliora l’hygiène sur les lieux de travail, etc. Il n’avait pas oublié que, trente ans auparavant, il avait fait sensation en écrivant dans son roman "Sybil" qu’il n’y avait pas de nation anglaise, mais deux : les riches et les pauvres ! En politique étrangère, il racheta les actions du khédive d’Egypte dans la Compagnie du Canal de Suez, ce qui assura la prépondérance britannique sur le canal jusqu’à sa nationalisation par Nasser en 1956. Fit de la Reine l’impératrice des Indes. Enfin, joua un rôle si marquant à la Conférence de Berlin qu’il arracha à Bismarck cette exclamation : "Der alte Jude, das ist ein Man" ("Ce vieux juif, quel homme !").
Après plusieurs liaisons, Disraeli avait épousé la veuve d’un ami, qui avait douze ans de plus que lui, n’avait aucune culture et s’habillait mal, mais qui était riche, ce qui arrangeait ses affaires ! Avec le temps, le miracle opéra : il tomba amoureux d’elle. Elle mourut avant lui. Quand vint son tour, il demanda à reposer auprès d’elle dans leur propriété d’Hughenden, plutôt qu’à Westminster Abbey comme le souhaitait la Reine.
A ce personnage fantasque et formidable, James Mc Cearney consacre une biographie d’une grande rigueur documentaire, en particulier dans la relation des combats politiques, des stratégies parlementaires et des enjeux électoraux de quarante ans de présence aux Communes. Cela dit, on peut regretter que l’auteur manifeste si peu d’empathie avec son sujet : jugements moralisateurs sur sa jeunesse fantaisiste, regard clinique sur sa carrière politique, peu d’attention accordée au monde et au temps dans lesquels il vécut. Comme si on pouvait détacher un tel personnage de son époque ! Dans un article de 1927, Virginia Woolf écrivait qu’une bonne biographie de l’ère moderne devait trouver un équilibre entre le "granit" (le factuel, l’objectif) et "l’arc-en-ciel" (l’éphémère, le détail personnel, ce qui fait vivre, palpiter une personne). Force est de constater que sous la plume de Mc Cearney aucun arc-en-ciel n’irise le granit documentaire de cette biographie.
Benjamin Disraeli James Mc Cearney Ed. Pierre-Guillaume de Roux 298 pp., env. 29 €