Répertoire d’une bêtise incurable
La réédition, largement revue et corrigée, d’un génial sottisier. Œuvre de Jean-Claude Carrière et Guy Bechtel, 50 ans de labeur.
Publié le 03-07-2014 à 14h37 - Mis à jour le 07-07-2014 à 09h53
:focal(465x240:475x230)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/47J4CBAWZVBHJEQCFUAC5QD53Q.jpg)
La réédition, largement revue et corrigée, d’un génial sottisier. Œuvre de Jean-Claude Carrière et Guy Bechtel, 50 ans de labeur.À force de penser - à juste titre - qu’existerait une espèce de parité sémantique entre la bêtise et la méchanceté, on serait presque fondé à croire aussi en une symétrie quasi systématique entre l’intelligence et la bonté. Mais la vie nous contraint d’infirmer ce joyeux pronostic. Aussi est-ce le singulier mérite de Jean-Claude Carrière et Guy Bechtel, avec la réédition de leur stupéfiant "Dictionnaire de la bêtise", que d’enfiler les perles du genre; et ce, faut-il le dire, depuis 1965. C’est dire l’ampleur de la tâche, car de la sottise, assurément, l’homme n’est point avare.
"Oui, la bêtise consiste à vouloir conclure", disait déjà Flaubert, qui n’était pas par hasard l’auteur du "Dictionnaire des idées reçues" et de "Bouvard et Pécuchet". Être bête, c’est être en effet définitif, péremptoire, et aspirer à "écrire l’Histoire". Il demeure, comme y insistent les auteurs, que "la bêtise, presque toujours triomphaliste, est souvent atroce mais parfois belle, inspirée, surprenante".
Quand ainsi le grand savant Berthelot postulait, en 1887, que "l’univers est désormais sans mystère". Ou quand ailleurs le patron de Digital Equipment, à Boston en 1977, affirmait avec prescience : "Il n’y a aucune raison pour qu’un individu ait jamais un ordinateur personnel à la maison". Ernest Renan, de son côté, frappait encore plus fort : "La pauvreté est, à quelques égards, une condition de l’existence de l’humanité. […] Faites-lui aimer [au pauvre] la pauvreté, montrez-en lui la noblesse, le charme, la beauté, la douceur."
Un certain Jean-Marie Le Pen, qui sévissait déjà comme "baratineur de bistrot" en 1955, professait que "la France est gouvernée par des pédérastes : Sartre, Camus, Mauriac". Tandis que Jules Renard, au début du XXe siècle, proférait un vrai décret de solidarité : "Le peuple est bête, pue et crache partout". Et que Jean Dubuffet, cité par Paul Léautaud, déclarait benoîtement : "Toute la peinture française, avant Matisse et Picasso, est à rejeter". Et que madame de Sévigné vaticinait dans la dentelle : "Racine passera comme le café".
Les exemples foisonnent. Hilarants, de temps en temps, mais de plus désastreux également. Historien de formation, l’écrivain, dramaturge et scénariste Jean-Claude Carrière, touche-à-tout sans pareil, juge humblement que "la bêtise est la grande ombre de l’intelligence". Ce qui signifie également que les plus hauts esprits eux-mêmes ne se trouvent guère à l’abri. Le génial conteur soutient même qu’une heure de bêtise à l’école chaque semaine - voire même une licence et une agrégation - serait bien nécessaire afin d’analyser en profondeur les ressorts de cette véritable contre-culture.
S’inspirant tantôt du racisme, du nationalisme, de la xénophobie, de l’antisémitisme, du militarisme, du modernisme, de l’anti-féminisme, le présent dictionnaire puise aussi aux sources de la croyance, du cléricalisme et du dogmatisme religieux. Il en va de la sorte, notamment, pour le vice solitaire, auquel un auteur oublié prêtait en 1933, dans "Ce que tout jeune garçon devrait savoir", des conséquences incalculables : "Sache que si tu te laissais jamais entraîner à ce vice, ton cœur serait bientôt envahi par un esprit de rébellion contre Dieu et contre tes parents". Et l’on interprétera sous le prisme traditionaliste le propos généalogique de Mgr de Quélen, archevêque de Paris sous la Restauration, qui laissait entendre que Jésus-Christ était fils de Dieu, mais aussi d’excellente famille du côté de sa mère.
De tant d’âneries, l’on peut certes se délecter. Mais le mieux n’est-il pas encore d’en dresser l’apologie ? Le philosophe Alain parlait d’or sans doute quand il posait que l’erreur pouvait être le premier stade de la vérité. Et Bachelard vraisemblablement ne se trompait guère davantage, qui soutenait que toute science naît dans une sorte de rêverie. Et, si la stupidité ne s’arrête jamais et que des idiots se révèlent chaque jour, il faut leur reconnaître qu’ils confèrent d’autant plus de relief aux génies et à leurs trouvailles. Et même, il ne serait point sans eux d’intelligence, si l’on en croit la relativité d’Einstein…
Dans l’"éloge de la bêtise" qui leur tient lieu de préface, Guy Bechtel et Jean-Claude Carrière invoquent une certaine folie à l’origine de ce grand et unique sottisier. Car au reste, qu’est au juste la bêtise ? Il s’y trouve de temps à autre des textes tout bonnement amusants, simplement dictés par l’humour, l’ironie ou la feinte mauvaise foi. Comme quand Georges Marchais, secrétaire général du Parti communiste français, assénait en 1986 conformément à lui-même : "Nous n’avons jamais changé, nous ne changerons jamais : nous sommes pour le changement". Faisant immanquablement songer au Coluche qui enjoignait de mettre un frein à l’immobilisme.
Puisque nous évoquions tantôt Flaubert, il faut lui rendre - par souci d’équité - l’hommage de ce jugement avisé : "Quel homme aurait été Balzac s’il eût su écrire !" Est-ce bien cela qu’on nomme clairvoyance et sagacité ?
Dictionnaire de la bêtise (suivi du Livre des bizarres) Guy Bechtel&Jean-Claude Carrière Robert Laffont, coll. "Bouquins" 832 pp., env. 29 €