Nick Rodwell: "J’ai beaucoup souffert des critiques et encaissé énormément"
A l’occasion des 5 ans du Musée Hergé à Louvain-la-Neuve, Nick Rodwell évoque les réussites de la société Moulinsart qu'il dirige et les défis de Tintin à l’ère numérique. Marié à Fanny Vlaminck, seconde épouse et héritière du dessinateur Hergé, le chef d’entreprise se confie sans tabou sur les sévères critiques dont il fait l’objet et admet quelques erreurs et regrets. Nick Rodwell est l’Invité du samedi de LaLibre.be.
- Publié le 12-07-2014 à 11h40
- Mis à jour le 20-04-2021 à 19h12
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A l’occasion des 5 ans du Musée Hergé à Louvain-la-Neuve, Nick Rodwell évoque les réussites de la société Moulinsart qu'il dirige et les défis de Tintin à l’ère numérique. Marié à Fanny Vlaminck, seconde épouse et héritière du dessinateur Hergé, le chef d’entreprise se confie sans tabou sur les sévères critiques dont il fait l’objet et admet quelques erreurs et regrets. Nick Rodwell est l’Invité du samedi de LaLibre.be. Cet entretien a été réalisé au cœur du Musée Hergé, qui accueille actuellement une exposition sur le sculpteur Nat Neujean, à l’origine de nombreuses figurines et statues des personnages de Tintin. Robert Vangénéberg, administrateur chez Moulinsart SA et administrateur délégué du Musée Hergé, intervient à plusieurs reprises dans l’entretien.
Cinq ans après l’inauguration de ce très beau Musée Hergé, quel bilan en tirez-vous ?
Je trouve que ce musée est magnifique. C’est le projet de mon épouse, je n’étais personnellement pas très impliqué. Mais nous en sommes très fiers et nous ne pourrions plus imaginer l’avenir sans ce musée… C’est le projet de mon épouse de A à Z !
Mais avez-vous soutenu votre épouse de A à Z dans ce projet ?
C’est une très bonne question. J’ai toujours soutenu son envie de faire ce musée, mais j’ai paniqué un peu suite à la réalisation d’une comédie musicale pour laquelle nous n’avions pas choisi le bon partenaire. J’avais la vision qu’on allait refaire la même bêtise avec ce musée qui est un éléphant sur le dos. Je l’ai donc mise en garde qu’on n’avait pas la bonne équipe et qu’on risquait la catastrophe. Je me suis retiré du projet et mon épouse a poursuivi en disant que c’était maintenant ou jamais. A partir de là, une équipe efficace s’est mise au travail autour de l’ingénieur Walter de Toffel, l’architecte Christian de Portzamparc et de Robert Vangénéberg. C’est grâce à mon retrait que mon épouse est parvenue à réaliser ce magnifique projet dans un superbe bâtiment.
Le Musée accueille 80.000 visiteurs par an, alors que vous en espériez 200.000…
C’est un petit problème, mais pour un musée situé en Wallonie, c’est une magnifique moyenne. J’avais avancé ce chiffre sur base de la fréquentation des expositions temporaires, qui accueillaient facilement 50.000 visiteurs en 4 mois. Alors, non ce n’est pas rentable, mais personne n’essaie de faire de l’argent avec un musée, on tente simplement de limiter les pertes. Mon épouse, que je vous remercie de ne pas qualifier de ‘veuve’ sinon je pète un plomb, a ainsi rendu ce que lui a offert l’œuvre d’Hergé en droits d’auteur. C’est un acte très noble. (ndlr : A ce stade, le Musée a coûté près de 20 millions d’euros en fonds propres). Le taux de satisfaction des visites est très élevé. On construit un musée qu’une seule fois dans sa vie… donc on manquait d’expérience. On en avait beaucoup pour des expos, mais pas pour un musée. Il nous a fallu 5 ans pour comprendre ce musée et ce qu'il représente. On est tellement dedans qu’il fallait prendre un peu de recul. Maintenant, on a compris que c’est la meilleure carte de visite au monde. Il nous donne beaucoup de crédibilité aux yeux de nos partenaires. On est là pour le long terme.
Le musée est situé à 1km de la E411. Pourquoi n’y a-t-il toujours pas de panneau d’indication sur l’autoroute ?
C’est très important d’obtenir un tel panneau, mais c’est impossible. On est incapable de l’obtenir, c’est peut-être la preuve qu’on n’a pas toutes les compétences et expériences pour parler avec les bonnes autorités. Il est évident qu’un panneau, qui nous a été promis, nous aiderait beaucoup à attirer davantage de visiteurs. C’était presque fait en juillet 2013, mais on attend toujours. Si personne ne nous bloque à l’administration, personne ne nous aide non plus… Avant, je critiquais les gens qui me critiquaient, mais j’ai compris que cela ne servait pas à grand-chose. Avec l’âge, on se calme. Avec ce musée et le film de Spielberg, on a mis la barre de l’œuvre d’Hergé très haut.
Y aura-t-il un deuxième film de Spielberg et Jackson ?
Il y aura un numéro 2. Peter Jackson a donné sa parole qu’il en ferait un deuxième après la fin des "Seigneur des Anneaux" & "Hobbit". Il sera libre l’année prochaine. Soit il fait le deuxième Tintin et le film sortira en 2018, soit on récupère nos droits et on peut aller ailleurs. L’accord prévoit qu’ils fassent un film tous les 5-6 ans. Le film a redynamisé l’ensemble de l’œuvre de Tintin, tant la fréquentation du musée, que les bandes dessinées ou les partenariats commerciaux (figurines pour TF1, Archives Tintin avec Atlas, des maquettes d’avions avec Hachette,…). Tout le monde avait envie d’être associé au film de Spielberg, tout en voulant éviter que son concurrent le soit.

Ce film est donc parvenu à faire entrer Tintin dans une nouvelle dimension ?
Comme pour Disney à la mort de Walt Disney, chez nous aussi tout le monde était perdu pendant les 10 ans qui ont suivi la mort d’Hergé. C’était une longue période de choc. L’intérêt a été relancé avec les 36 épisodes de dessins animés diffusés à partir de ’91, mais j’estimais qu’il était hyper important de faire un film Tintin. Ce fut une très longue bataille pour conquérir une nouvelle génération de lecteurs.
Combien d’albums Tintin sont encore vendus chaque année dans le monde ?
C’est impossible à savoir, car personne ne connaît le chiffre exact des albums vendus dans des formats différents : archives, mini-coffrets, 2-en-1 ou encore des coffrets de 24 albums… Ce qui est certain, c’est que 2 millions d’albums ont été vendus en Chine en 2013, car les albums y sont lus et approuvés par l’Etat. De plus, le film faisait partie des 25 films américains à pouvoir être diffusés dans le pays l’année dernière.
Notamment grâce à ce film, la société Moulinsart SA, qui gère les aspects commerciaux de Tintin, est devenue nettement plus rentable. Des observateurs financiers parlent même d’une gestion de "main de maître".
Depuis 4 ans, nous avons effectivement des bilans très sains avec des fonds propres importants et aucune dette. On a profité d’activités très rentables et du fait que beaucoup d’entreprises voulaient surfer sur le dos de ce film. Ils utilisent l’évènement pour faire avancer leurs propres business, comme Delacre, la Poste, Neuhaus,… Depuis 2000, notre esprit est de tout faire in-house pour nos partenaires et de ne plus vendre de licences. Cette stratégie a été très dure au début, mais là, nous sommes soulagés d’avoir réussi notre pari. Maintenant, nous devons maintenir la cadence et rester dans la top-qualité. Avant, on était fort critiqué, maintenant, on est moins critiqué. Bref, on est toujours critiqué.

Justement, lors de l’inauguration du musée, les photographes et caméramen n’ont pas pu filmer les salles du musée. Cela a soulevé une polémique et plombé la couverture médiatique de l’évènement. Cinq ans après, vous regrettez vos consignes trop strictes ?
Nous étions tous si obsédés par cette ouverture que notre communication n’était pas prête pour cette inauguration. Notre équipe n’était pas compétente pour cet aspect-là. Si nous avions eu notre actuelle attachée de presse Viviane Vandeninden, qui connaît tout le monde, cela ne serait jamais arrivé. Elle aurait pu gérer et expliquer la situation sans soulever de problèmes. Nous n’avions pas en 2009 les bonnes personnes pour la promotion et l’inauguration du musée. Ce n’était pas bon… c’était très mauvais ! Ce pêché originel et cette très mauvaise presse a eu un réel impact sur l’affluence au musée.
Pourquoi aviez-vous refusé qu’ils puissent prendre des images des salles ?
C’était ma décision, je voulais que cela reste une magnifique surprise pour les visiteurs du musée. Je ne voulais pas que tout soit dévoilé dans la presse en long et en large. Je voulais un côté "Top secret!". Nous n’avions pas les bonnes personnes pour communiquer cette idée et prévenir les médias à l’avance. En réaction, ils ont attrapé la maladie française, ils ont fait grève en déposant leurs appareils au sol. Je regrette cet incident parce qu’il a nui à l’image du Musée Hergé. Cet incident ne sera jamais oublié. Ce jour-là, Robert était au bord de la crise cardiaque.
Robert Vangénéberg (Administrateur délégué du Musée Hergé) : Ce qui est d’autant plus dommage, c’est que la presse et donc les gens n’ont retenu que cet aspect-là des choses, alors que ceux qui ont fait abstraction de ce problème ont reconnu que c’était un musée fantastique, intéressant et bien construit. L’équipe présente était d’autant plus déçue, qu’elle avait respecté les délais de construction annoncés et le budget prévu. Mais voilà, on n’a pas réussi à couper le ruban correctement. On a vraiment souffert de cela, mais c’est de notre faute.
Monsieur Rodwell, vous souffrez des critiques et de l’image que la presse donne de vous ?
Certainement, j’ai beaucoup souffert et j’ai encaissé énormément ! Je suis un homme comme un autre…
Si certains observateurs soulignent que vous êtes un gestionnaire plutôt brillant, d’autres – nettement plus nombreux – voient en vous un "homme d’argent".
Personne ne dit que je suis un gestionnaire brillant, mais je vous adore, continuez ! (rires) Ma réponse est un peu biblique : il y a d'abord Hergé, puis Fanny qui travaille pour la mémoire de son œuvre, enfin moi qui travaille pour Fanny. Le grand changement viendra après nous, de nos successeurs. Nous, avec ce musée et le film, on a fait l’impossible. C’est l’essentiel. Bien plus important que de regretter si je suis harcelé ou critiqué. Si les gens pensent que je fais tout pour le fric, c’est leur affaire. (Nick Rodwell se tourne vers son voisin) Je fais tout pour le fric Robert ?
Robert Vangénéberg : C’est probablement le plus grand quiproquo qui existe par rapport à Nick et Fanny. Ca fait près de 40 ans que je travaille de près ou de loin pour Tintin. On fait d’abord les choses pour Tintin et Hergé, car on y croit tous, après il faut faire vivre 100 collaborateurs, développer et entretenir un musée. Ce n’est certainement pas fait pour le fric. C’est l’image qu’on nous donne, mais nous devons de toute façon agir pour être rentable. C’est cette rentabilité qui permet de faire vivre l’œuvre et de le protéger. Qui peut croire qu’on peut créer de l’argent en faisant tourner un tel musée ? C’est impossible. Il faut soutenir cet endroit. Qui le soutient ? C’est Nick et Fanny pour préserver l’œuvre d’Hergé.
Comment vous expliquez-vous cette critique récurrente ?
Robert Vangénéberg : C'est en partie à cause de l’humour et l’approche particulière de Nick Rodwell qui ne sont pas toujours bien perçus ou compris. Ici, il vous répond sérieusement, mais parfois – en forme de provocation – il rétorquera à un journaliste qu’évidemment il ne s’intéresse qu’à l’argent dans la vie. Cette dérision totale n’est pas toujours comprise. Nick prend aujourd’hui de la distance par rapport à ces critiques. Si Fanny et Nick voulaient faire beaucoup d’argent, ils s’y prendraient totalement autrement, en vendant un maximum de licences, la marque Tintin et même la société. Dans ce cas-là, ils feraient vraiment beaucoup beaucoup plus d’argent, sans le respect de l’œuvre ni de l’auteur. Ici, tout est basé sur ce respect : le musée, la protection, les produits dérivés,…
Nick Rodwell : Robert, demain, je m’occupe de ton augmentation. (rires)
Vous dites, après Fanny et moi, on ne sait pas comment se passera la succession. Une telle inconnue, comment est-ce possible ?
Certaines choses sont organisées, mais comme Disney, on se sent immortel. On pense qu’on sera toujours là. Tout dépendra des gens qui seront en place. Mais des types comme Robert et moi, ce sont des vieux schnoks maintenant. C’est un peu le problème de toute entreprise familiale qui devra passer la main à la troisième génération, c’est difficile.
Crédit image: Hergé-Moulinsart 2014
Le 1er janvier 2054, les droits de Hergé entrent dans le domaine public. Pour l’éviter, il faudrait créer un nouvel album… mais Hergé refusait qu’un autre dessinateur prenne le crayon à sa place. Comment vous préparez-vous à cela ?
On va essayer de faire changer la législation, comme les Etats-Unis l’ont fait pour Disney (prolongation de 20 ans). Si la loi ne change pas, nos successeurs seront contraints de sortir un nouvel album. Quand j’avais émis cette idée, un juriste m’a dit que c’était évident que je faisais cela pour l’argent. Mais voyons, c’est ridicule, je ne serai plus là en 2053, quel serait mon intérêt personnel de sortir un album à ce moment-là si ce n’est pour poursuivre la protection de l’œuvre d’Hergé. Moi, je serai mort.
Vos relations avec Casterman ont parfois été houleuses. Qu’en est-il en ce moment ?
Les relations actuelles sont très très bonnes. Il est vrai que lorsqu’on a signé pour le film Tintin, j’avais demandé 3 choses :
1. que Hergé soit l’auteur le mieux payé de Casterman, puisqu’il représente environ 25% des bénéfices de la maison d’édition depuis 30 ans
2. qu’ils développent un département international, car actuellement c’est nul !
3. qu’ils soient sponsors du Musée Hergé à hauteur de 50.000€ par an, symboliquement, ce serait tout à fait normal
Si ces conditions n’étaient pas réunies, il n’était pas difficile pour moi d’aller dans une autre maison d’édition. Le contrat pour le sponsoring du musée doit être signé aujourd’hui. Hergé n’est pas le mieux payé, mais les contacts sont nettement meilleurs avec la direction de Casterman. On espère que le département international puisse voir le jour rapidement. Cela démontre que j’ai de la patience, mais aussi des principes justes, puisque nous avons une centaine de collaborateurs qui font de la promotion pour un éditeur extérieur.
Vous planchez sur un projet en particulier en ce moment ?
Le projet prioritaire est actuellement de rendre Tintin de plus en plus accessible sur des supports numériques. Nous travaillons en ce moment à ce passage au numérique.
Entretien : Dorian de Meeûs