Les trésors de Rassam le rouge
Dans les coulisses flamboyantes et vaines du cinéma des années 60. Autour de Jean-Pierre Rassam, Claude Berri, Maurice Pialat, Godard…
- Publié le 04-09-2014 à 12h59
- Mis à jour le 08-09-2014 à 09h23
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Dans les coulisses flamboyantes et vaines du cinéma des années 60. Autour de Jean-Pierre Rassam, Claude Berri, Maurice Pialat, Godard…Cette année, à nouveau, beaucoup d’écrivains s’emparent de faits réels pour en faire des romans passionnants. Comme Emmanuel Carrère et la vie de Saint-Paul ou Patrick Deville et le Mexique de Trotski et Frida Kahlo. Christophe Donner, lui, raconte une des pages les plus folles de l’histoire du cinéma français. Ce moment fulgurant, démentiel, génial et irresponsable qui eut lieu autour de Jean-Pierre Rassam, le grand prince arabe du cinéma de la fin des années 60. Et autour de lui, il raconte ses liens presque incestueux avec Claude Berri et Maurice Pialat. Le décor est fait de Godard, Bardot et de la contestation de mai 68 à Cannes. Un "âge d’or" qui fut aussi un âge d’argent, de drogue, de coups fourrés, de prémonition d’une époque qui s’annonçait où le fric dominera tout.
Christophe Donner, dans cette chronique romancée et menée au grand galop, fait de Jean-Pierre Rassam, un beau héros tragique mais c’est pour mieux condamner cette face cachée du cinéma, la vacuité de ses coulisses. Il a d’ailleurs pris comme titre à son "roman" une phrase d’Orson Welles : "Quiconque exerce ce métier stupide mérite tout ce qui lui arrive".
Le livre démarre en 1966, sur le suicide de Raoul Lévy, le producteur de "Et Dieu créa la femme", par dépit de ne pas être accueilli dans la chambre d’une starlette. Christophe Donner n’en parle pas, mais les suicides autour de Rassam et Berri seront très nombreux.
Au même moment, Jean-Pierre Rassam et Claude Berri, encore très jeunes, se rencontrent autour d’une partie de poker. Ce seront eux les nouveaux "parrains" du cinéma français, les producteurs vedettes.
Ils noueront des liens intimes, même s’ils furent aussi conflictuels : la sœur de Rassam épousa Berri et la sœur de Berri épousa Maurice Pialat, le troisième homme de ce roman.
Jean-Pierre Rassam a 25 ans et autant d’argent qu’il veut. Son père, Libanais, est dans le pétrole. Faire des études ne l’intéresse pas, mais, par contre, il est passé maître dans l’art d’organiser des fêtes, de connaître le beau monde et il veut produire des films. Avec lui, c’est la vie à 200 à l’heure, boostée par le champagne, la coke et les filles faciles. Rassam a un charme fou, de l’humour, il ravage les cœurs, il a du culot, de l’ambition à revendre. Il produit Godard et le suit jusque dans ses folies lorsqu’il s’embarque dans un tournage dans les camps palestiniens sur la branche armée de l’OLP, d’Abou Hassan. Les échecs commerciaux cuisants de Godard ne l’effraient pas.
Il produit aussi Jean Yanne et accepte des budgets pharaoniques qui s’avèreront autant de déficits comme dans "Les Chinois à Paris".
Il n’a pas peur de choquer en produisant "La grande bouffe" de Marco Ferreri. Rassam est un exalté généreux qui n’hésite pas à embarquer Claude Berri dans la Mercedes de Truffaut pour rechercher à Prague les enfants de Milos Forman et les ramener à Paris.
Rassam logeait dans une suite à l’hôtel Plaza Athénée. En 1974, il se battit même pour reprendre la vénérable Gaumont, mais il échoua. Sa chute fut alors cruelle, devenant dépressif, sous l’influence de l’alcool et des drogues, et il se suicida à 44 ans.
A côté de lui, Claude Berri peut au départ s’enorgueillir d’un petit Oscar gagné à Hollywood pour un court-métrage. Berri réalise ensuite des films largement autobiographiques comme "Le vieil homme et l’enfant", payé par Rassam, et produit une suite de films que Rassam juge trop fades et trop commerciaux.
Pialat, lui, est l’emmerdeur génial, le torturé qui réussit des films d’auteur.
Le roman de Christophe Donner, parce qu’il est roman, se permet de broder et d’ouvrir les arrière-cuisines du cinéma. Il fourmille d’anecdotes savoureuses comme cette réponse cinglante de Godard épinglé par la police alors qu’il roule à 140 km/h dans l’avenue Foch dans une Alfa décapotable à côté d’Anne Wiazemsky, la petite-fille de Mauriac. Il leur répond : "Elle est mineure, oui, et alors, qu’est ce que cela peut vous foutre, espèces de minables ! Vous savez qui je suis ? Je suis Jean-Luc Godard, je gagne dix fois plus de fric que vous tous réunis, et je bécote des supernanas dans mon Alfa Romeo. Et vous, vous êtes juste des esclaves de cette société pourrie".
Et Rassam commente ce qu’est devenu Godard : "Il ne poursuit qu’une seule idée : ne pas être compris. Parce que c’est le chic suprême ! Et le meilleur moyen de ne pas être compris est de ne rien comprendre soi-même".
Mais le cinéma est devenu de plus en plus une affaire de gros sous. Pialat enrage mais reconnaît : "Tu as raison, c’est un métier de pute, il faut faire sa pute. J’ai un peu de mal, c’est tout".
Claude Berri a compris, imagine Christophe Donner : "Je vais faire des films vulgaires, encore plus vulgaires que les autres et j’emmerde le bon goût de la famille Rassam, c’est décidé, c’est parti, je vais en faire du fric et du fric et avec ce fric, j’en ferai des films intelligents et difficiles, des films comme il faut pour aller à Cannes recevoir les grands prix, les honneurs. Facile, très facile de faire des films difficiles".
L’échec de la reprise de Gaumont sonne le glas d’un certain cinéma. Il ne sera plus aux mains des flambeurs comme Rassam qui grommelle : "Le 7 e art dépend entièrement de gens qui sont souvent les pires abrutis de la profession".
Quiconque exerce ce métier stupide mérite tout ce qui lui arrive Christophe Donner Grasset 300 pp., env. 19 €