Russell Banks: "J’ai dû m’inventer en tant qu’écrivain"
Grande figure des lettres américaines, l’auteur de "De beaux lendemains" et "American Darling" revient à la nouvelle. Une "forme en soi" qui fait "appel à une autre partie du cerveau" que celle sollicitée par le roman. Entretien.
Publié le 14-01-2015 à 21h29 - Mis à jour le 15-01-2015 à 15h07
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Russell Banks est l’une des plus convaincantes voix de la littérature américaine contemporaine. Aux romans ambitieux (dont "American Darling", "Pourfendeur de nuages" ou "Lointain souvenir de la peau") que celui qui présida le Parlement international des écrivains de 1999 à 2004 a déjà publiés s’ajoute aujourd’hui un recueil de nouvelles, "Un membre permanent de la famille". Rencontre avec un écrivain qui n’a de cesse de dépeindre l’Amérique, ses travers, ses démons, son refus de la fragilité et de la différence, à travers des fictions à haute teneur en réflexion touchant à l’intime, à la morale, à la politique.
Vous êtes avant tout un romancier. Quel plaisir particulier vous apporte la nouvelle ?
Longtemps, j’ai écrit des romans qui me prenaient environ trois ans puis je passais un an à écrire des nouvelles. Depuis 2001, j’ai écrit quatre romans et à la fin de "Lointain souvenir de la peau", j’étais épuisé. Je me suis alors tourné vers la nouvelle. En écrire fait appel à une autre partie du cerveau, j’ai l’impression que c’est une sensation presque physiologique. Les nouvelles, ce ne sont pas seulement des textes brefs : la langue est différente, on est plus conscient de la forme et de la structure, il y a une sorte d’intimité rythmique, quasi musicale, inexistante dans l’écriture d’un roman. La nouvelle est donc quelque chose de complètement différent, c’est une forme en soi et pas une version abrégée du roman. C’est comme si j’écrivais une pièce de théâtre ou un scénario.
Aux Etats-Unis, beaucoup d’écrivains publient d’abord des nouvelles, comme s’ils faisaient leurs gammes avant de se lancer dans un roman.
Les maîtres de la nouvelle - Raymond Carver, Alice Munro, Mavis Gallant - n’ont jamais écrit de romans. C’est une erreur que font les jeunes écrivains de commencer avec des nouvelles avant de passer au roman.
Etes-vous né écrivain ou l’êtes-vous devenu ? Etait-ce une évidence ou une décision prise un jour ?
Je pense que j’ai dû m’inventer en tant qu’écrivain. Adolescent, j’étais persuadé que je serais peintre. Quand on est doué pour les arts visuels ou la musique, cela se voit très tôt. Je n’ai commencé à écrire que plus tard. J’avais déjà une vingtaine d’années quand je suis tombé amoureux de la littérature. Et comme un singe un peu malin, j’ai commencé par imiter ceux que j’aimais ; mes poèmes étaient dans le style de Whitman, mes nouvelles ressemblaient à celles d’Hemingway. Ce n’est que peu à peu que j’ai écrit des textes qui me ressemblaient. Je me demande si cela existe vraiment des écrivains nés : on est tous plus ou moins obligés de s’inventer en tant qu’écrivain. Certains sont peut-être nés pour être mathématicien ou musicien. Je ne crois pas que cela soit le cas pour les écrivains.
Comment l’Amérique considère-t-elle ses écrivains : avec indifférence ? Fierté ? Qu’est-ce qu’être écrivain aujourd’hui en Amérique ?
C’est complexe car tout change en ce moment. Dans ma jeunesse, soit les années 50-60, les écrivains étaient pris au sérieux, on les considérait comme les interprètes de la réalité sociale qui nous entourait. Norman Mailer, Philip Roth, John Updike, William Styron : cette génération était respectée, on était très attentif à ce qu’ils disaient. Depuis, on a évolué : les écrivains sont soit des célébrités, soit des moins que rien.
Ce qu’ils disent ne compte plus…
C’est cela. Le monde visuel prime. C’est d’aillers intéressant de lire les nécrologies d’écrivains : ce qui est évoqué d’abord, ce sont les adaptations au cinéma de leurs romans.
L’écrit appartiendrait-il au passé ?
Certaines formes d’écriture, oui. L’être humain a besoin d’histoires. Au fil des siècles, la manière de les raconter a changé. Ce fut d’abord à voix haute, autour d’un feu. Puis quelqu’un qu’on connaît aujourd’hui comme étant Homère a mis par écrit les histoires. Le roman n’est devenu un moyen de raconter qu’aux XVIIe-XVIIIe siècles dans le monde occidental. Et on peut s’attendre à ce que le mouvement continue. Je ne suis pas attristé par cette évolution, elle m’intéresse. Même si je suis sans doute trop âgé pour m’adapter à un nouveau système.
Les personnages de vos nouvelles sont invisibles aux yeux de beaucoup. Est-ce votre rôle de leur donner une voix, une réalité ?
C’est une façon assez juste de lire mon travail mais ce n’est pas quelque chose que je fais de manière consciente. Il s’avère que ce sont ces vies-là qui m’émeuvent, me frappent. Parler de ceux qu’on n’a pas toujours envie de voir ou de connaître est une façon agréable et facile pour moi de manifester l’affection que je porte à l’humanité. Mais ce n’est ni une mission, ni une idéologie.
Quel est votre point de départ privilégié ? Un lieu, un personnage, un fait ?
En tant que lecteur de mon propre travail, je dirais que c’est toujours un personnage qui vit un conflit intérieur, moral : c’est là que le monde de la fiction s’ouvre à moi et que je me rends compte que l’histoire peut se dérouler. Pas systématiquement, mais la plupart du temps. Tout commence quand un personnage se trouve coincé entre deux voies, deux sens possibles.
Dans "Un membre permanent de la famille", les personnages mentent ou fabulent : parce que nous avons besoin de recourir à la fiction pour vivre nos vies ?
On est toujours en train de se raconter et de raconter aux autres des histoires à propos de soi car c’est le seul moyen de donner une cohérence à nos vies. Mais ce ne sont pas forcément des mensonges. Si vous mentez consciemment, c’est que vous connaissez la vérité. Ce qui est différent de se raconter des histoires sur sa propre vie : la réalité peut s’attaquer à cette histoire.
Il y a beaucoup de solitude dans vos textes. La lecture peut-elle accompagner celle du lecteur ?
Je pense que c’est ce qui fait qu’un texte fonctionne ou pas. Une superbe histoire fait se sentir moins seul. Mais ce n’est pas nécessairement mon intention. Ce que j’essaie de faire, c’est de me sentir moi-même moins isolé quand je travaille. Le mythe de l’écrivain solitaire face à son bureau, ce n’est pas moi : je ne suis jamais seul quand j’écris - alors que je me sens souvent seul quand je suis entouré de gens, dans une foule ou dans une soirée (rires). Parce que je vis avec mes personnages de manière très intime, presque comme si j’étais à l’intérieur d’eux : je connais leurs pensées, leurs rêves, leurs peurs. D’une certaine manière, je ne connaîtrai jamais personne aussi bien qu’eux. Pas même ma femme, avec qui je vis depuis vingt-cinq ans.
Ombres et fragilités
Nouvelles. Un père se résout à l’interdit, piégé par la nécessité d’être parfait vis-à-vis de ses enfants. Un chien incarne malgré lui l’ultime lien entre les membres d’une famille désunie. Une veuve joyeuse voit une nouvelle vie s’ouvrir à elle. Un homme se trouve par hasard face à la femme qui, un jour, lui a donné le sentiment d’être vivant. Un ex-mari rôde dangereusement dans la maison de son ex-femme, désormais remariée, qui l’a invité avec d’autres pour Noël. Un artiste récemment couronné par un prix prestigieux affronte la jalousie et le ressentiment de ses plus proches amis. "Un membre permanent de la famille" se compose de douze nouvelles où Russell Banks (1940, Newton, Massachusetts) passe au révélateur de sa brillante écriture les fragilités et les ombres de vies qui se déroulent loin des regards et des grandes villes. C’est là, au détour d’un paragraphe, que surgit l’inattendu, avec sa déstabilisante charge d’instabilité et d’inconnu qui pousse chacun dans ses retranchements. Russell Banks, auteur de romans amples et ambitieux, cisèle ici des textes brefs et percutants - il n’avait pas publié de recueil depuis quinze ans. Il y a beaucoup d’émotion, parfois de la tension, dans ces nouvelles qui, pour certaines, ont précédemment paru dans diverses revues. Ecrivain engagé, autrefois activiste, aujourd’hui président de "Cities of Refuge North America" (qui offre l’asile à des écrivains menacés ou en exil), Russell Banks offre ici une intense brassée d’humanité. G. S.
Russell Banks, "Un membre permanent de la famille", traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Furlan, Actes Sud, 240 p., env. 22€