Beate et Serge Klarsfeld, l'absolu du couple juif allemand
Beate et Serge Klarsfeld racontent leurs incessants combats de mémoire. L’inlassable traque des criminels nazis, avec ses faveurs et déshonneurs.
- Publié le 16-04-2015 à 19h10
- Mis à jour le 20-04-2015 à 09h33
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Beate et Serge Klarsfeld racontent leurs incessants combats de mémoire. L’inlassable traque des criminels nazis, avec ses faveurs et déshonneurs.Dans l’histoire d’après-guerre d’une jeunesse allemande longtemps traumatisée, tétanisée par la Shoah, celle de ce "passé qui ne passe pas", il y eut, à l’orée des années 1970, l’inscription en creux d’une violence aveugle et extrême, portée au paroxysme du paradoxe et du cynisme par la Bande à Baader (RFA), poussée bientôt au comble de l’absurde par ses accointances à peine dissimulées avec le mouvement terroriste palestinien Septembre-Noir, auteur du carnage des Jeux olympiques de Munich en 1972.
En regard de quoi, évidemment, l’épopée triomphante de Beate et Serge Klarsfeld, couple emblématique du cri soixante-huitard "Nous sommes tous des Juifs allemands", épouse un relief absolument héroïque. Elle, pure Allemande si l’on peut encore ainsi parler, et lui, Français d’origine juive roumaine, ont marié leurs énergies au service d’une cause des plus improbables : la cicatrisation d’une Europe déchirée. A jamais, oserait-on croire, en sachant toutefois que la mémoire est labile et que l’oubli menace désormais un monde frappé de démence juvénile.
D’accord, il y eut l’incomprise "banalité du mal" selon Hannah Arendt. Il y eut aussi le mot de Jacques Derrida : "Le pardon pardonne seulement l’impardonnable". Autant de spéculations qui rendent le combat de Serge et Beate Klarsfeld infiniment plus pragmatique, mais d’une constance, d’un acharnement et d’une témérité qui forcent unanimement le respect, tentant jusqu’au bout de rendre justice aux victimes de la Shoah comme l’idéal de leur lutte.
Avec cette subtile nuance que ce combat aura contribué à empêcher les anciens nazis de réintégrer, la conscience claire, les plus hautes fonctions politiques et, ici ou là, les sphères les plus élevées du pouvoir. Sous ce prisme, la gifle retentissante et sensationnelle de Beate Klarsfeld au chancelier fédéral Kurt Georg Kiesinger, un Allemand trop ordinaire passé de la chemise brune dès 1933 à la démocratie chrétienne, lors d’un meeting à Berlin en novembre 1968, reste la marque immarcescible de ce que l’on peut effectivement nommer la méthode du "coup d’éclat permanent".
C’est avec une salutaire ferveur aussi, d’ailleurs, que paraissent les indispensables Mémoires du couple Klarsfeld. Qui, s’ils nous noient les yeux parfois au début de larmes de tristesse, nous les injectent ensuite de révolte et d’impuissance, avant de les mouiller de joie. Quand ainsi, dès les prémices de cette immense aventure, la jeune Berlinoise Beate Künzel (13 février 1939), jeune fille au pair à Paris, rencontre sur un quai de métro de la station Porte-de-Saint-Cloud un jeune homme en complet prince-de-galles, étudiant à Sciences Po, qui lui demande si elle est anglaise. Cela se passe le 11 mai 1960, jour même de l’enlèvement d’Adolf Eichmann à Buenos Aires par les Israéliens. Ils se revoient quelques jours plus tard au cinéma.
"Il me parle de son père [Arno], dont l’exemple, je le sens, est vivant en lui : engagé en 1939 dans la Légion étrangère, un des rares survivants de son régiment à la bataille de la Somme, prisonnier évadé, il a été arrêté à Nice en septembre 1943. Il est mort dans la chambre à gaz d’Auschwitz." Le père de Beate, lui, le fantassin de la Wehrmacht Kurt Künzel, avait passé l’été 1940 en Belgique. On le vit à Neufchâteau, avant que, durant l’été 1941, son unité ne fît mouvement vers l’Est. Une double pneumonie fort opportune le ramènera vivant du front russe.
Serge Klarsfeld, lui, se résume : "Je n’ai hérité de cette identité [juive] ni par la religion ni par la culture : mon identité juive, c’est la Shoah en arrière-plan et un indéfectible attachement à l’Etat juif, l’Etat d’Israël. C’est mon passé en tant que Juif et c’est l’avenir du peuple juif." Ses parents, Arno - ainsi nommé par amour pour Florence et peut-être par anagramme d’Aron - et Raïssa "appartenaient à un monde juif cosmopolite et polyglotte qui s’était éloigné de Dieu. L’Europe était leur patrie".
C’est ce long préambule qui explique comment, après le choc décisif d’une visite mémorielle à Auschwitz-Birkenau, Serge et Beate Klarsfeld se lancent éperdument à la poursuite des plus ignobles criminels nazis, disséminés de par le monde. Ils traquent et débusquent Alois Brunner, le "meilleur homme" d’Eichmann, longtemps réfugié à Damas; Klaus Barbie, le "boucher de Lyon" et bourreau de Jean Moulin, qui continue de sévir impunément à La Paz, en Bolivie; Kurt Lischka, patron de la Gestapo en France, qui réside tranquillement à Cologne; Josef Mengele, apprenti-sorcier du Reich, devenu citoyen paraguayen en 1959 sur ordre du dictateur Stroessner. Et d’autres, plein d’autres (Abetz, Achenbach, Herbert Hagen, Walter Rauff, etc.), peut-être moins connus et pourtant bien loin d’être des seconds couteaux. Mais des Français également, Bousquet, Touvier, Leguay ou Papon, qu’ils traîneront dûment devant les tribunaux.
Les Mémoires prennent le tour d’un roman d’aventures, avec tous les subterfuges que nécessitent aux quatre coins du globe les repérages et approches des "dignitaires" recherchés. En même temps qu’un merveilleux document d’archives, qui rend compte de tous les obstacles, oppositions, insultes, pressions, politiques et diplomatiques, que Serge et Beate ont rencontrés au cours de leur saga. Singulièrement, dans l’affaire Kurt Waldheim, secrétaire général des Nations unies durant dix ans, qui avait endossé l’uniforme SS pendant la guerre. Où l’on voit que les enquêteurs-mémorialistes remontent parfois en très haut lieu.
Mémoires Beate et Serge Klarsfeld Fayard-Flammarion 687 pp., env. 26 €