Qui a tué Roland Barthes?
Laurent Binet, avec "La septième fonction du langage", signe le roman le plus étonnant de la rentrée. Entre érudition et film loufoque à la Tarantino.
- Publié le 31-08-2015 à 14h09
- Mis à jour le 31-08-2015 à 15h40
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Laurent Binet, avec "La septième fonction du langage", signe le roman le plus étonnant de la rentrée. Entre érudition et film loufoque à la Tarantino.En 2010, Laurent Binet avait ébloui avec son roman "HHhH" racontant l’attentat contre Heydrich à Prague. Il revient avec le roman le plus surprenant et le plus jouissif de la rentrée. André Breton aimait la présence d’un parapluie et d’une machine à coudre sur une planche de dissection. C’est un mélange aussi surréaliste que nous offre l’écrivain.
Il raconte le milieu intellectuel parisien du début des années 80 à travers sa pléiade de grands noms que les Américains ont rassemblé sous le vocable de "French Theory" : Barthes, Foucault, Derrida, Lacan, Bourdieu, Althusser, Guatarri, Deleuze, Eco, Kristeva, Sollers. La dernière fois que la France connut un tel rayonnement intellectuel. Laurent Binet évoque cette époque mais en l’impliquant dans un polar volontairement de série B, totalement loufoque, façon Tarantino ou "Da Vinci Code".
Laurent Binet parvient à mêler aussi des explications savantes, passionnantes et très claires (il fut longtemps professeur) sur la sémiologie et la linguistique, à un scénario plein de crimes, de rebondissements et de sexe.
Le point de départ est la mort de Roland Barthes, fauché à 64 ans, le 26 mars 1980, par une camionnette d’une entreprise de blanchissage en rentrant d’un déjeuner avec Mitterrand, candidat socialiste à la présidence. Et si cela avait été un assassinat ? Si on avait voulu faire disparaître une arme totale que Barthes possédait (le langage) ? Et si la mort de Barthes signifiait aussi la mort annoncée de toute cette brillante génération intellectuelle et l’avènement d’un libéralisme consumériste triomphant ?
Le président Giscard mandate un flic pour mener l’enquête et celui-ci embauche avec lui un jeune sémiologue, le double de l’écrivain.
Ils vont rencontrer tous les protagonistes et se faire expliquer les théories en vogue en sémiologie - la science des signes. On retrouve Foucault, le pape, qui passe son temps dans les saunas gays en compagnie de minets maghrébins. On discute avec Umberto Eco qui règne à Bologne et sur tout le monde des sémiologues. On se rend au séminaire d’Ithaca, à la Cornell University, où on retrouve la crème des linguistes et philosophes, Chomsky, Jakobson, Guatarri, Searle, Derrida et son disciple d’origine belge Paul de Man… Laurent Binet a le talent de nous rendre accessible ces théories pointues. C’est un vrai cours qu’il nous donne.
Dans le roman, personne n’est épargné et certains mis en cause hésiteraient à porter plainte. Si Foucault est plongé dans ses plaisirs sexuels, BHL apparaît comme un ambitieux totalement creux, Sollers est gonflé de suffisance, Kristeva est une meurtrière bulgare complice des tueurs au célèbre parapluie au bout empoisonné et Umberto Eco règne sur une société secrète où on se bat à coups de rhétorique, risquant d’y perdre les doigts.
Laurent Binet mêle le vrai et le loufoque. Il explique que 75 % des phrases reprises dans le livre sont de vraies citations - 90 % chez Sollers. Le personnage de Lacan a des tics bien réels et quand il raconte qu’Althusser a étranglé sa femme et reste obsédé par "ce petit bout de langue rose qu’elle sortait", c’est vrai. Mais dans le roman, Althusser se fâche car sa femme aurait perdu le papier donnant accès à la septième fonction du langage et quand la gare de Bologne explose faisant 85 morts (fait réel), il imagine que la bombe voulait faire disparaître ceux qui avaient le document.
Mais qu’est cette septième fonction du langage ? Le linguiste Roman Jakobson a identifié six fonctions du langage. Depuis la plus simple disant la chose, "Le chat est gris", jusqu’à la sixième fonction dite "performative", quand le fait de dire une phrase devient un fait - lorsque le prêtre prononce : "Je vous déclare mariés". Pourrait-on imaginer une septième fonction, plus puissante encore, quand les mots pourraient automatiquement convaincre les auditeurs ? Ce serait l’arme absolue pour les politiciens et on comprend que Mitterrand et Giscard, à la veille de leur face-à-face à la télé en 1989, essaient de s’en emparer. (Est-ce vraiment un hasard que Barthes se soit fait renverser après un déjeuner avec le leader socialiste ?) Une arme désirée aussi par les dictateurs de l’Est ou les ambitieux comme Sollers dont "la grande crainte est de ne pas finir dans la Pléiade".
Pour Binet, c’est aussi une métaphore d’un temps où on croyait encore que la parole des intellectuels pouvait changer le monde, quand, sur les plateaux télés, on invitait encore des philosophes, quand les séminaires de Lacan étaient des concerts de rock star ou des messes où on recueillait la parole du maître.
Un roman puissamment original, une farce intellectuelle, un pamphlet qui nous fait regretter ces temps où l’intellectuel avait encore la cote et la parole subversive, avant que seule l’habileté à la télé paye encore - est-ce cela la 7e fonction ?
La septième fonction du langage Laurent Binet Grasset 495 pp., env. 22 €