La fin hallucinée de Kadhafi racontée par Yasmina Khadra
Yasmina Khadra raconte les dernières heures du Raïs comme s’il était dans sa tête. Un livre éclairant !
Publié le 03-09-2015 à 12h46 - Mis à jour le 22-09-2020 à 17h01
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Yasmina Khadra raconte les dernières heures du Raïs comme s’il était dans sa tête.On se souvient encore des images qui circulèrent en octobre 2011 sur la mort du dictateur Mouammar Kadhafi, capturé par les rebelles et lynché quasi en direct. Une pitoyable fin pour celui qui se croyait un grand prophète pour l’éternité.
L’écrivain algérien Yasmina Khadra s’est immiscé dans la tête de Kadhafi pour raconter, de la bouche même du Raïs, ce qu’il imagine être ses dernières pensées les deux derniers jours avant sa mort : les 19 et 20 octobre 2011, quand ses troupes restées fidèles cédaient partout et que les rebelles étaient aux portes de Syrte, sa ville natale et son dernier bastion.
Kadhafi espérait encore s’en sortir et attendait l’arrivée de renforts emmenés par son fils, comme Napoléon attendait Grouchy. Mais rien n’y fit et il mourut comme un rat, coincé dans un tuyau d’égout et jeté en pâture à des rebelles qui se battirent pour mieux l’humilier.
Kadhafi, dans ses derniers moments, est cloîtré dans une école désaffectée, protégé par son dernier carré. Il a le temps de rêver, de penser, de réfléchir à ce qui lui arrive. Et il ne comprend rien. Il continue à être arrogant, injurieux pour ses proches, prédateur de femmes. Il revoit tout son parcours et s’en glorifie. "J’ai cru incarner la nation et mettre les puissants de ce monde à genoux. J’étais la légende faite homme."
Tous les faits rapportés par l’écrivain sont exacts. Yasmina Khadra laisse entendre que le doute sur ses origines a pu pousser Kadhafi dans sa mégalomanie cruelle. Une rumeur persistante le fait fils bâtard d’un aviateur corse. Et même s’il fut déjà Raïs, chef suprême à 27 ans et le resta 42 ans, jusqu’à sa mort, cette blessure initiale ne se serait jamais cicatrisée. Comme il n’avait pas d’ascendant, il a décidé de devenir le propre père de son pays, d’être le héros de sa propre histoire. "Bâtard ou orphelin, je m’étais substitué au destin d’une nation, en devenant sa légitimité, son identité. Pour avoir donné naissance à une nouvelle réalité, je n’avais plus rien à envier aux dieux des mythologies ni aux héros de l’Histoire. J’étais digne de n’être que Moi."
Kadhafi n’a pas tout raté. S’il a réussi une bonne chose, ce fut sans doute son idée et son combat pour l’unité africaine. Pour le reste, son bilan est celui d’un prédateur psychotique.
Dans le roman, on l’entend fulminer contre les "faibles" Moubarak et Ben Ali qui ont cédé leurs pouvoirs sans se battre. Lui, il est prêt, s’il le faut, à sacrifier la moitié de sa population pour sauvegarder "sa" révolution verte.
Yasmina Khadra prête à Kadhafi une étonnante référence pour son délire : un amour caché pour Van Gogh.
Pour Kadhafi, ce qui lui arrive est la faute de la terre entière mais jamais la sienne. Les Libyens sont si ingrats à son égard, se dit-il. "La Libye me doit tout. Si elle part en fumée aujourd’hui, c’est parce qu’elle est indigne de ma bonté. Pars donc en fumée, maudite patrie. Ton ventre est infécond, aucun phénix ne naîtrait de tes braises mourantes."
La situation hyper-chaotique aujourd’hui en Libye semble donner tristement raison au dictateur.
Yasmina Khadra donne à Kadhafi, in extremis, un éclair de lucidité. Il voit sa mère en songe qui lui reproche de n’avoir jamais écouté que d’une oreille, celle qui est branchée sur ses démons, et d’avoir négligé l’autre oreille, celle de la raison. Et c’est pour sa surdité partielle que Van Gogh l’aurait toujours fasciné.
Un livre éclairant qui nous fait pénétrer dans la pensée paranoïaque de ces grands dictateurs.
La dernière nuit du Raïs Yasmina Khadra Fayard 207 pp., env. 18 €