Les Mardis de la philo débutent en force
La cinquième saison bruxelloise installe les conférences du Vaudeville dans la durée. Les jeunes philosophes namurois Sébastien Laoureux et Nicolas Monseu ouvrent le feu. Après la leçon inaugurale d’Adèle Van Reeth, jeudi dernier, sur le snobisme.
Publié le 20-09-2015 à 17h48 - Mis à jour le 21-09-2015 à 16h26
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La cinquième saison bruxelloise installe les conférences du Vaudeville dans la durée. Les jeunes philosophes namurois Sébastien Laoureux et Nicolas Monseu ouvrent le feu. Après la leçon inaugurale d’Adèle Van Reeth, jeudi dernier, sur le snobisme.
De Spinoza à Nietzsche, les matins d’Amélie
Naguère responsable de la Fondation Fortis, dédiée à la lutte contre l’exclusion sociale, Amélie d’Oultremont mène depuis près de cinq ans un nouveau combat en faveur de l’ouverture des consciences. Captant dans l’air du temps un noble engouement pour la philosophie, elle a transplanté à Bruxelles le gagnant pari parisien des "Mardis de la philo", soucieuse de donner, elle, la parole à des penseurs belges, souvent jeunes et de toutes obédiences, qui ne jouissaient pas jusque-là d’une même visibilité que leurs confrères français, afin de les "sortir" un peu de l’Université.
Douée de l’habile entregent d’une fille et petite-fille de diplomates - son grand-père fut pendant 18 ans ambassadeur de Belgique au Japon -, elle est en passe de créer une véritable institution au cœur de Bruxelles, dans le cadre enchanteur des galeries Saint-Hubert, au théâtre du Vaudeville. Après la leçon inaugurale d’Adèle Van Reeth sur le snobisme, jeudi dernier (lire ci-contre et "LLB-Momento" des 12-13 septembre), deux philosophes particulièrement talentueux de l’Université de Namur, les professeurs Sébastien Laoureux (1974) et Nicolas Monseu (1977), étrenneront la nouvelle saison de ces Mardis qui tendent à atteindre la masse critique des 150 abonnés.
Une intelligence à offrir au monde
"Dans le champ de la culture", insiste la fondatrice, "nous possédons en Europe ce qu’il y a de plus précieux à offrir au monde. Ici, on peut se permettre le vrai luxe de penser. Hors de tout académisme et de la nécessité de plaire." Ainsi, de fait, se succéderont cette année à la tribune quelques-uns des plus beaux esprits de Belgique francophone. Chacun assumant, à deux semaines d’intervalle, un cycle de six conférences conçues en primeur pour les Mardis.
Ce mardi 22 septembre, Sébastien Laoureux entamera un cycle entièrement consacré à Spinoza, avec le contrepoint de la puissance hollandaise au XVIIe siècle. "Le désir est l’essence même de l’homme", disait le grand philosophe dans son "Ethique", critique de Descartes, qui vécut longtemps lui-même aux Pays-Bas, espace de tolérance s’il en était, Amsterdam étant l’endroit par excellence où l’on publiait.
Là où Descartes sépare la passion de la raison, Spinoza les réunit au contraire. Et il s’interroge sur ces "passions tristes" qui inclinent le peuple à la monarchie - la maison d’Orange-Nassau et son calvinisme orthodoxe -, contre la tolérance en vérité. Question qui, telle qu’il l’envisagera dans son "Traité politique" à la fin de sa vie, préfigure la prédisposition du peuple, en son imaginaire collectif, pour l’extrême-droite ainsi qu’on le verra plus tard en Allemagne. Baruch Spinoza plaide donc ouvertement pour les passions joyeuses, la démocratie en un mot, soit la latitude de "faire quelque chose de sa vie", contre Hobbes et son "Léviathan", où règne un état de paix apathique strictement dénué de toute liberté d’expression.
Sur le sens de la vie
Formé à l’Université de Liège et à la Sorbonne, mais également à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS, Paris), le Pr Laoureux codirige la collection "L’Atelier philosophique" aux éditions De Boeck. Il se félicite décidément de participer une fois de plus à l’exercice des Mardis de la philo, où il convient de " se rendre accessible en préservant la complexité d’une pensée ".
S’il enseigne à Namur lui aussi, le Pr Nicolas Monseu, diplômé de l’Université de Louvain (UCL) et passé ensuite par l’Allemagne et l’Ecole normale supérieure à Paris, très inspiré par la phénoménologie allemande et l’existentialisme, se penchera de son côté sur la personne de Nietzsche, et plus précisément sur le Prologue d’"Ainsi parlait Zarathoustra".
Libérer l’homme
Encore tout auréolé du vif succès rencontré l’an dernier avec son "Expérience du silence", il élucidera donc un texte aussi court que bouleversant, d’un point de vue tant poétique que philosophique. A quel effet il sera accompagné du poète namurois Jean Loubry, formateur à l’art de dire, qui déclamera les dix scènes d’un morceau de toute beauté, "faisant droit au texte".
"L’idée qui me travaille le plus, c’est quand Zarathoustra descend de la montagne. Il chemine alors parmi les hommes, brisés, dispersés, émiettés. C’est la fatalité du temps qui passe." Si le "Zarathoustra" se situe à la fin de l’œuvre de Nietzsche, c’est par là aussi, pourtant, que de nombreux lecteurs s’initient au philosophe. Y sont évoqués, de fait, de nombreux concepts nietzschéens, de l’"Eternel Retour" au "dernier homme", celui qui n’attend plus rien de la vie, confronté en passant à la mort de Dieu.
"La philosophie de Nietzsche est venue nous dire que la souffrance participe de la condition humaine, et que l’enjeu consiste à savoir comment continuer à vivre, en dépassant cette souffrance qui n’est pas certes le dernier mot de la vie." Car Zarathoustra, en définitive, suggère une rédemption qui libère l’homme en faisant de lui le véritable créateur.
Adèle Van Reeth déconstruit le snobisme
Ambiance signée Alexis Maroy.
L’autodérision est une vertu que l’on prête rarement au philosophe. Le choix du décor qui a accueilli la conférence inaugurale des Mardis de la philo sur le thème "Sommes-nous tous snobs ?" n’en manque pas. Le Cercle gaulois, gentlemen’s club artistique et littéraire correspondant à peu de chose près à l’image élitaire que l’on se fait du snobisme, s’était cependant résolu, pour l’occasion, à ouvrir ses portes aux non-membres - pourvu qu’ils portent la cravate - et à ces dames. Mais surtout à la philosophe Adèle Van Reeth, bien connue des auditeurs de France Culture pour sa remarquable émission quotidienne, "Les Nouveaux Chemins de la connaissance".
Sous l’œil impassible des Caryatides dominant la fastueuse salle néoclassique qui porte leur nom, la philosophe a tôt fait de dissiper les illusions de l’assistance : oui, nous sommes tous snobs. On pensait pourtant y avoir échappé, en dépit de la cravate nouée timidement pour respecter le code vestimentaire du jour : c’est raté. Ainsi, par un exposé dont l’espièglerie ne proscrit en rien la rigueur argumentative, Adèle Van Reeth refait le portrait du snob tel qu’on se le figurait, dandy proustien épanchant sa vanité de salon en salon.
Tout snob qu’il est, ce dernier n’est pas seul et s’accompagne d’une galerie de snobismes. Parmi ceux-ci, rien de plus snob que l’antisnob, puisque les deux recourent au même mécanisme d’exclusion de l’altérité pour exister en tant qu’individu dans une société. Mais rejeter un individu pour ce motif revient à soi-même faire preuve de snobisme. L’antisnob est donc, en quelque sorte, un snob au carré, constate la philosophe.
Sauvé du néant
Le stuc de la salle des Caryatides, au fil de la démonstration, se mue progressivement en carton-pâte de péplum hollywoodien. Et dans les miroirs qui ornent ses murs, l’audience voit se refléter ce second constat d’échec : plus on veut se guérir du snobisme, plus on s’y enfonce.
L’oratrice parvient toutefois à sortir le public de ce dédale de faux-semblants. Et si, au lieu de chercher à se guérir de ces étiquettes omniprésentes, on décidait plutôt d’accepter le jeu qui les régit, dans une sorte d’autodérision libératrice ? Ouf, sauvé. Le néant, l’inanité de l’existence peuvent rester cachés derrière les ors du Cercle gaulois. Plutôt que d’y succomber, on se laissera porter par ce plaisir mêlé de doute, proprement philosophique, qu’Adèle Van Reeth est parvenue à instiller dans l’esprit de chacun.
-> "Les Nouveaux Chemins de la connaissance", sur France Culture, du lundi au vendredi de 10h à 10h50, ou en podcast.
->"Le snobisme", par Adèle Van Reeth et Raphaël Enthoven, aux éditions Plon/France Culture, 140 p., env. 12,50 €.