2084, l’œil de l’Islam vous regarde
"2084" de Boualem Sansal prolonge "1984" d’Orwell. L’écrivain algérien décrit un monde soumis aux délires d’Abi. Une vigoureuse mise en garde.
Publié le 21-09-2015 à 16h19 - Mis à jour le 29-10-2020 à 13h49
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"2084" de Boualem Sansal prolonge "1984" d’Orwell. L’écrivain algérien décrit un monde soumis aux délires d’Abi. Une vigoureuse mise en garde.2084" de Boualem Sansal se retrouve dans les listes des nominés pour les prix Goncourt, Renaudot et Médicis. Une manière de conforter le risque pris par son auteur. Car ce livre est une charge virulente contre l’islamisme radical et la menace totalitaire qu’il porte en lui. Le titre du roman est une référence au célèbre "1984" de George Orwell, qui imaginait un monde dominé par Big Brother et en faisait une vision apocalyptique du communisme. Avec "2084", Boualem Sansal montre que l’islamisme pourrait conduire à un totalitarisme au moins aussi effrayant que le nazisme ou le communisme.
En écrivant ce conte, Boualem Sansal, 66 ans, ne se fera pas que des amis en Algérie où il vit, reclus mais libre de ses mouvements et de ses paroles. Ses romans précédents lui ont valu déjà des lettres de menaces. Après un voyage qu’il fit à Tel Aviv pour un festival littéraire, la polémique avait encore enflé. Ici, il lance à nouveau un fameux pavé dans la mare.
Dans son nouveau roman, il nous plonge dans le futur, dans quelques siècles, après quatre guerres mondiales nucléaires qui ont ravagé la planète et tué des centaines de millions de gens. Un empire théocratique totalitaire en est né, l’Abistan, sur un territoire de sable et de montagnes s’étendant à l’infini du monde alors connu. Il est soumis à un Dieu cruel et tout puissant, Yölah, et à son prophète, Abi, dont le portrait avec un seul œil au centre du visage est reproduit partout. La religion et ses prêtres ont fait le vide total dans la pensée des gens. L’histoire et la géographie ont disparu, comme d’ailleurs tous les livres. Et, bien sûr, la liberté et la démocratie.
Après ce lavage intégral des cerveaux, les gens sont réduits à n’être plus que des moutons, déjà tondus, juste préoccupés de faire leurs neuf prières quotidiennes, de connaître par cœur les 99 préceptes du livre saint, le Gkabul et de faire le pèlerinage à la grande Mockba et d’y découvrir "l’extraordinaire Kiiba" et son pyramidon. Leur rêve suprême : mourir en martyr dans la guerre contre la mécréance. "L’arrogant sera énucléé, démembré, brûlé."
En Abistan, la langue - formidable outil de pouvoir, démontre à son tour Sansal - a été totalement réécrite sous forme de mots d’une syllabe seulement, l’abilang, "pour empêcher toute pensée structurée". "Avec la langue sacrée", dit le livre d’Abi, "mes adeptes seront vaillants jusqu’à la mort, ils n’auront besoin de rien de plus que les mots de Yölah pour dominer le monde." L’histoire se ramène au mythe de la grande guerre sainte de 2084 qui donna naissance à l’Abistan.
Dans ce monde, chacun est enfermé dans son ignorance, empêché de culture, surveillé en permanence par des policiers virtuels, les "V", "ces êtres mystérieux, jadis appelés djinns, qui maîtrisaient la télépathie, l’invisibilité et l’ubiquité". Et, au sommet, règne une oligarchie religieuse, hyper-riche et invisible qui possède, seule, les derniers avions et autos et se fait soigner à "l’étranger". Un de ces princes a même construit, dans son Louvre personnel, un musée sacrilège du XXe siècle pour revoir comment on pouvait vivre à cette époque.
Un homme, Ati, va chercher ce qui se cache derrière cette construction. Il est parti un an à la montagne pour soigner une tuberculose et a rêvé là, à ce que serait un autre monde d’humains tous différents. Il découvre, dans les caves du pays, un monde "renégat". Il rencontre un homme, Nas, qui a découvert dans les sables, les restes d’un village ancien qui démontrerait qu’avant l’Abistan, il y avait une civilisation brillante basée sur la liberté, la culture et la démocratie. Une découverte qui ébranle tout le système et qu’il faut faire disparaître.
Ati ira, seul, explorer ce qui se passe au-delà des montagnes, dans cet inconnu, dont Abi et ses sbires font un repoussoir.
Même si jamais Boualem Sansal ne cite explicitement l’Islam ou l’Algérie, ce totalitarisme ressemble aux élucubrations de Daech ou aux délires des islamistes radicaux d’Algérie qui ravagèrent le pays. Pour lui, le danger d’un Abistan, existe déjà en germe.
Face à cela, avec son personnage d’Ati, il prône le questionnement incessant, la volonté féroce de garder l’Histoire, la culture, la liberté de pensée.
Il faut d’autant plus se battre pour ça que Boualem Sansal nous prévient : cette religion ubuesque, orwellienne, est parfois perçue comme un remède. "Le grand malheur de l’Abistan était le Gkabul : il offrait à l’humanité la soumission à l’ignorance sanctifiée comme réponse à la violence intrinsèque du vide, et, poussant la servitude jusqu’à la négation de soi, l’autodestruction pure et simple, il lui refusait la révolte comme moyen de s’inventer un monde à sa mesure, qui à tout le moins viendrait la préserver de la folie ambiante. La religion, c’est vraiment le remède qui tue."
Boualem Sansal s’est amusé à inventer cette langue neuve et ces rites grotesques et kafkaïens jusqu’à rendre la lecture parfois plus fastidieuse, mais l’exercice reste salutaire et percutant. "2084" est un conte noir, une fantaisie drôle et lugubre, et, surtout, une mise en garde pour ne jamais transiger sur nos valeurs de liberté.
2084 Boualem Sansal Gallimard 274 pp., env. 19,50 €