David Grossman ausculte nos souffrances
L’écrivain israélien publie son nouveau roman "Un cheval entre dans un bar". Entretien. Sous les apparences d’une farce, un humoriste met à nu ses blessures et teste notre possibilité de compassion. Un livre qui est aussi politique : les Israéliens peuvent-ils ressentir encore la souffrance des Palestiniens ? Rencontre.
Publié le 22-09-2015 à 18h53 - Mis à jour le 23-09-2015 à 09h40
![David Grossman born in Jerusalem on January 25, 1954, is an Israeli author of fiction, nonfiction, and youth and children's literature. His books have been translated into numerous languages. The Yellow Wind, his nonfiction study of the Palestinians in the Israeli-occupied West Bank and Gaza Strip met with acclaim abroad but sparked controversy at home. Grossman studied Philosophy and Theater at Hebrew University. He worked as a correspondent and radio actor for Kol Yisrael, Israel's national broadcasting service. He was one of the presenters of Cat in a Sack, a children's program broadcast from 1970 to 1984. His book Duel was first aired as a radio drama on Kol Yisrael. Together with Dani Eldar, he hosted the slapstick radio program, Stutz (Yiddish: "that can happen"). In 1984, Grossman won the Prime Minister's Prize for Creative Work. Grossman, an outspoken peace activist, supported Israel during the 2006 Israel-Lebanon conflict. On August 10, 2006, however, he and fellow authors Amos Oz and A.B. Yehoshua held a press conference at which they urged the government to agree to a ceasefire that would create the basis for a negotiated solution. Two days later, his 20-year-old son Uri, a staff sergeant in an armoured unit, was killed by an anti-tank missile during an IDF operation in southern Lebanon shortly before the ceasefire. [1] On February 2, 2007, Grossman was awarded the degree of Doctor Honoris Causa by the Katholieke Universiteit Leuven, Belgium. Grossman lives in Mevasseret Zion on the outskirts of Jerusalem. He is married and the father of three children, Yonatan, 24, Ruth, 14, and the late Uri. Lost his eldest son in the 2nd Lebanon War 07.2006 Taken by Kobi Kalmanovitz for: The EMET PRITZE Catalogue 2007 in Mikenot Shaananim / Jerusalem, on Wednesday 25.07.2007](https://www.lalibre.be/resizer/YPmaNqaB7siUgtFpUw12vqvwzRE=/1200x800/filters:format(jpeg):focal(465x240:475x230)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/ZZU65CDDV5B7PCE2GIBB42KMIA.jpg)
Le nouveau roman du très grand écrivain David Grossman porte un titre bien étrange, "Un cheval entre dans un bar", mais jamais il ne sera question de cela. Tout est d’apparence trompeuse dans ce récit. S’il raconte tout au long des pages le "show" un soir, à Netanya, d’un artiste de stand-up devant son public, rien n’y est vraiment drôle. Car sous ces dehors de farce pathétique, c’est de la vie que parle ce roman, de notre incapacité à comprendre la douleur des autres, de ces traumatismes qui changent une vie. Et par là, ce roman touche à la situation politique en Israël.
David Grossman écrivait son merveilleux roman, "Une femme fuyant l’annonce" (Prix Médicis 2011) quand il apprit en 2006, la mort au Liban de son fils Uri pendant son service militaire. Grossman a mis du temps pour pouvoir réécrire un roman. C’est son premier totalement rédigé après le drame et il n’est pas étonnant qu’il s’agisse ici de souffrance et de la perte d’un être cher. Mais comme toujours, il le fait avec une infinie douceur, une empathie pour l’être qui nous touche profondément.
Dans ce roman, Dovalé est un humoriste qui se lance dans son spectacle devant un public venu pour rire. Dans la salle, il y a un juge qu’il a invité comme témoin car il fut jadis à l’école avec lui.
Le show devient vite pénible : les blagues de Dovalé sont foireuses et il en vient à raconter sa vie, son enfance et se rapproche ainsi du moment où il dévoilera le traumatisme qui marqua sa vie. A mesure que le spectacle avance et que la blessure apparaît, des spectateurs excédés quittent la salle et, sans doute des lecteurs, irrités, arrêtent de lire. Dovalé en arrive alors à cette douleur inscrite en lui. Il avait 14 ans et se trouvait dans un camp de jeunes quand on est venu le chercher pour l’amener à Jérusalem où un de ses parents, lui dit-on, était mort. Mais nul ne songea à lui dire qui, de son père ou de sa mère. Pendant 4 heures, il fit le trajet, écoutant les blagues de potache du chauffeur cherchant à le distraire, et se demandant si ce serait pire pour lui de perdre son père ou sa mère, avec la culpabilité jointe à ce dilemme.
Le juge dans la salle se souvient qu’il était avec Dovalé à ce camp et l’a vu partir sans avoir marqué sa compassion.
Pourquoi avoir choisi la forme du stand-up pour ce roman ?
J’ai longtemps cherché la manière de raconter cette histoire qui me taraude depuis qu’on me l’a racontée, il y a vingt ans. J’ai trouvé alors cette forme de mise en danger de l’acteur se mettant à nu devant un public. Pourtant, je n’ai jamais assisté à un stand-up. C’est totalement inventé. Et amusant de voir qu’en Israël plusieurs humoristes veulent reprendre mon texte sur scène !
Dovalé a une carapace.
Son traumatisme l’a amené à adopter une carapace, à devenir agressif, vulgaire sur scène, grossier. Mais il se rend compte que ce show peut être une chance de redevenir lui-même, sous le regard bienveillant d’une partie des spectateurs.
Beaucoup pourtant quittent la salle et, venus pour rire, ne veulent pas voir sa souffrance.
C’est un des thèmes du roman : quelle est notre relation avec la douleur des autres ? Ils partent pour ne pas voir, d’autres restent dans un mélange de jouissance et de compassion. Ce qui est beau est qu’il y a une minorité de spectateurs qui restent, qui regardent la plaie ouverte. Le simple fait qu’ils la regardent avec sympathie signifie déjà pour Dovalé le début d’une guérison possible. Je voulais que le lecteur sente ces deux pôles interagir : être repoussé et attiré à la fois.
Cela fait penser à l’émoi créé par la photo du petit Aylan trouvé mort sur une plage.
Ce n’est pas la photo qui me touche mais cet enfant de 3 ans victime de circonstances qu’il a été incapable de comprendre. Il y a, hélas, des milliers d’enfants comme lui qui paient le prix de l’indifférence et des cœurs secs. Pourquoi a-t-il fallu une image pour que nous bougions ? Pourquoi autrement nous habituons-nous si souvent à ces images de morts ? Un vieillard de 70 ans mort par la guerre, une femme âgée noyée, ce sont tout autant des mondes qui disparaissent. Ce qu’on a fait à Dovalé est d’une cruauté sophistiquée. Personne ne s’est mis à la place de l’enfant, personne n’a imaginé sa souffrance et s’est dit que ce serait terrible pour lui de ne pas savoir qui de son père ou de sa mère était mort.
Nous avons tous ce risque de ne pas voir.
Quand je lis un roman de Dostoïevski par exemple, je peux lire l’histoire d’un personnage qui soulève en moi des sentiments de colère. Mais, peu à peu, je découvre alors qu’il y a en moi des parties de ce même personnage. Le personnage central d’un bon roman peut chaque fois se décomposer en strates plus intimes dont certaines rejoignent notre propre vie. Comme lecteur, j’arrive alors à ce tremblement, ce moment où je me dis que j’aurais pu être aussi ce personnage.
Jonathan Littell dans "Les Bienveillantes" dit même qu’on aurait pu être un bourreau nazi.
Quand on se rend compte qu’on a aussi en nous cette part noire, ce potentiel néfaste, on ne peut plus juger personne sans lui donner des circonstances atténuantes. La littérature sert à ne pas nous fermer à ces réalités, à les faire remonter. A la fin du show, ceux qui sont restés peuvent voir Dovalé comme un être humain. Et le juge peut assumer sa culpabilité de s’être tu en revivant cette expérience traumatisante. Une amie du juge lui avait dit que dans son métier de juge, il dit avoir "les yeux d’un témoin aimant". Il l’a fait ce soir-là avec Dovalé.
Le juge est un peu le psychanalyste ?
J’aime qu’il reste du mystère autour de mes personnages. Ils ne doivent pas être totalement clairs. Résoudre un personnage comme on résout une équation. J’aime l’idée d’une archéologie humaine de couches successives, et que plus j’en connais sur mon personnage, plus il me surprenne. Comme lecteur, les livres qui me restent le plus longtemps en tête sont ceux où les personnages ont plein de possibles et ne sont pas totalement clairs.
C’est la force aussi des peintures de Rembrandt.
C’est amusant que vous disiez ça : je parlais récemment du magnifique autoportrait de Rembrandt vieux à la Frick Collection de New York où on voit littéralement toutes les couches de sa vie inscrites sur son visage.
Votre roman est bien sûr aussi à portée politique. Israéliens et Palestiniens ne veulent pas voir la souffrance de l’autre.
Le seul rôle d’un écrivain est de raconter une bonne histoire. Et il existe d’excellents écrivains qui n’écrivent pas sur le conflit israélo-palestinien. Mais pour un groupe (Amos Oz, Etgar Keret, Abraham Yehoshua, moi), nous ne pouvons pas nous extraire de la réalité qui nous entoure. Quand je dis qu’Israël occupe la Palestine depuis 48 ans, cette seule phrase me rend déjà malade. Je me demande quel grenier si immense nous avons pour y repousser pendant si longtemps cette occupation. Mon sentiment est que vivre avec cette occupation pose un énorme défi humain dont je m’entête à livrer les nuances.
Tout roman est politique ? Mais vos livres ne changent pas le vote à droite des Israéliens ?
Tout livre sérieux doit avoir un soubassement politique. Notre petit groupe parle de ça depuis 30 ans sans que cela change, c’est vrai, mais ça n’est pas une excuse pour arrêter d’en parler. Quand les habitants d’un pays deviennent apathiques et ne réagissent plus, des forces comme le Likoud peuvent en faire ce qu’ils veulent. Il n’y a hélas plus de force pour résister à la droite. Le centre aujourd’hui était l’extrême droite jadis. Seul un petit groupe de gauche, le dernier, résiste. La peur a paralysé les gens. Certes, je sais qu’on a de vrais ennemis qui veulent notre destruction et qu’Israël n’existerait plus sans son armée. Mais cela ne suffit pas, il faut vouloir la paix avec autant de force qu’on veut une bonne armée. Jadis, du temps de Ben Gourion, il y avait encore une vison d’avenir en Israël. Aujourd’hui, c’est fini. Et après chaque crise avec les Palestiniens, la situation empire encore et le désespoir s’accroît. Il y a 5 ans, une majorité d’Israéliens croyait encore à une solution à deux Etats. Aujourd’hui, on ne voit qu’un Etat binational, mais impossible. Nous manquons d’entremetteurs. Obama ne l’a pas fait. C’est à l’Europe, la France, l’Allemagne de jouer le lien entre Palestiniens et nous. Face à Daech, tout le monde a besoin de la paix chez nous. Israël devrait enfin répondre aux initiatives de paix de la Ligue arabe. Et les pays arabes devraient comprendre qu’ils ont tout intérêt à ce qu’une paix existe entre Israël et la Palestine, Daech est déjà dans le Sinaï.
David Grossman, "Un cheval entre dans un bar", traduit de l’hébreu par Nicolas Weill, Seuil, 228 pp., env. 19,50 euros