Les égéries de la psychanalyse
Dans le sillage de Freud, un vivant catalogue de femmes d’exception.
Publié le 24-09-2015 à 12h43 - Mis à jour le 28-09-2015 à 08h55
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Dans le sillage de Freud, un vivant catalogue de femmes d’exception.Quand elle arrive à Vienne en provenance de Göttingen, le 25 octobre 1912, en cette année qui annonce déjà la brutale rupture entre Sigmund Freud et Carl Gustav Jung, Lou Andreas-Salomé, magnifique dans son boa de fourrure, sait que le destin va prendre là-bas une tournure irréversible. " Que de splendeurs dans cette architecture fin de siècle, quel bonheur de se retrouver dans la Vienne habsbourgeoise qui l’avait accueillie en 1895… " Là où elle avait compté pour amis ces Stefan Zweig et Arthur Schnitzler qui en raconteront le crépuscule.
Née Louise von Salomé le 12 février 1861 à Saint-Pétersbourg, "ville de tous les possibles à l’heure où Alexandre II abolit un servage séculaire", la géniale Russe, plus tard allemande par alliance, appartenait déjà à un univers cosmopolite sans frontières, aujourd’hui à Vienne, demain à Zurich - où les femmes, pour la première fois, accèdent enfin à l’Université au début des années 1920 -, après-demain à Berlin ou Hambourg, Londres et Rome aussi bien. Mais la plupart du temps, dans cette Europe centrale qui passe décidément pour le bouillon de culture de la psychanalyse.
Intime des plus grands penseurs et artistes de son époque, hors son chaste mariage avec l’iraniste Friedrich Carl Andreas en 1887, la spécialiste du théâtre d’Ibsen côtoiera Nietzsche, le philosophe Paul Rée, Richard Wagner, Malwida von Meysenbug, Frieda von Bülow, Gustav Klimt, Gustav Mahler, Rainer Maria Rilke et bientôt Freud en personne. Des hommes bien souvent, et des femmes quelquefois, qui tombent raides amoureux de sa grande beauté et de sa grâce intellectuelle. Elle incarne un idéal, une libre pensée, une féminité inhabituelle, jalouse de sa liberté, "débitrice de personne".
D’Isabelle Mons(photo), docteur en lettres et enseignante, auteure de ce captivant essai sur "Les pionnières de la psychanalyse", on se plairait aussitôt à lire la biographie de Lou Andreas-Salomé qu’elle signait en 2012 chez Perrin. Tant ce deuxième ouvrage, d’une rare densité, d’une folle intensité, remarquablement documenté et charpenté comme un roman, se lit avec une délectation et une alacrité absolues. Avec une double clé de lecture, grave et légère tout à la fois.
Aussi est-il grand temps à présent d’évoquer les autres principales figures féminines de la psychanalyse : Sabina Spielrein, Tatiana Rosenthal, Emma Eckstein, Margarethe Hilferding, Emma Jung, Anna Freud, Hermine von Hug-Hellmuth, Melanie Klein, Sophie Morgenstern, Eugénie Sokolnicka, Marie Bonaparte, Helene Deutsch, Françoise Dolto. Relevant entre ces femmes les symbioses et les osmoses, les amitiés parfois mais les animosités aussi. Comme entre Melanie Klein et Anna Freud, toutes deux attelées à la psychanalyse des enfants, mais farouches rivales.
Tandis qu’Anna Freud, "gardienne du temple" en quelque sorte, "se destine à cautériser les plaies de son père", rongé par le cancer et le doute, non sans se démarquer de lui à la longue, Melanie Klein fut à l’origine d’un grand courant rénovateur du freudisme. Et l’on sait que, parmi ses disciples masculins, les dissidences, avant et après celle de Jung - qui niait la primauté de la libido dans l’édification de l’être humain -, se succédèrent. Tantôt sur des points de forme, tantôt de doctrine.
C’est en fin de compte un formidable voyage dans la Vienne de 1900 et les prémices d’un 20e siècle incroyablement tourmenté que ces "Femmes de l’âme" nous convient à effectuer, à travers les inévitables tensions et divisions d’une discipline révolutionnaire mais controversée, dont le caractère scientifique demeure un perpétuel défi.
Femmes de l’âme. Les pionnières de la psychanalyse Isabelle Mons Payot 316 pp., env. 21 €