Agnès Desarthe réenchante le roman français
La romancière vient de voir "Ce cœur changeant" couronné par le prix littéraire du "Monde". Rencontre avec un auteur qui célèbre la fiction et défend une forme inédite d’écriture. Entretien.
Publié le 25-09-2015 à 12h54
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Par son écriture classieuse, son imagination généreuse, sa célébration des pouvoirs de la fiction, Agnès Desarthe est un auteur à part. La preuve par "Ce cœur changeant", qui vient de recevoir le prix littéraire du "Monde".
Vous signez une fiction pure, ce qui est plutôt rare dans le paysage littéraire français actuel. Vous qui avez pratiqué d’autres formes d’écriture, quel plaisir particulier vous apporte le romanesque ?
Il est mon penchant naturel. La fiction, voire l’hyperfiction - qui va vers des zones surnaturelles - est ce qui vient quand je ne me force pas. C’est curieux, cette littérature de soi qui, je crois, est une exception française : à l’étranger, ils ne comprennent pas ce qu’on fait. Cela n’a jamais été mon penchant, ni ma pratique. Etant traductrice, je baigne dans la littérature étrangère, et je lis beaucoup plus cette littérature anglo-saxonne pour laquelle la fiction est quelque chose de très précieux. En France, il y a une crise de la fiction : les auteurs veulent faire quelque chose de nouveau, de différent, qui peut correspondre à une crise de confiance, une crise de l’identité française aussi. La France a été un pays très rayonnant, dominateur, y compris d’un point de vue linguistique et littéraire. On en est loin ! Il y a un malaise.
L’imaginaire est donc votre pays…
C’est une des raisons pour lesquelles j’ai voulu écrire et pour lesquelles je pousse les autres à le faire : l’imaginaire est le seul espace de liberté totale. On ne fait aucun mal en écrivant. On peut tout faire, mourir, vivre, être un homme, une femme, un chien, une étoile, un bout de papier. Il n’y a pas de limites. Donc pour moi, l’idée qu’on va faire de la littérature en se basant sur quelque chose de vrai, c’est comme rentrer chez moi pour constater que c’est la prison. La littérature, c’est chez moi, mais il n’y a pas de portes, tout est ouvert.
"C’était peut-être cela, la solitude : vivre les choses sans pouvoir les raconter. Et si on ne les racontait pas, existaient-elles vraiment ?" écrivez-vous. Est-ce ce qui vous pousse à écrire ?
Ce n’est peut-être pas pour faire exister des choses, mais pour cerner des sentiments. Pour moi, l’écriture est plutôt une forme d’enquête : arriver à mettre des mots sur des sensations ou des sentiments fugaces, qui tourmentent ou qui reviennent sans qu’on puisse savoir pourquoi, dont on ne sait pas si on est les seuls à les vivre ou si c’est très partagé mais secret. Ecrire est une recherche qui va dans ce sens : élucider le réel, le comprendre. Et tout est possible, car le réel n’a pas de limites.
Rose, votre personnage, ne cesse de traverser des épreuves sans pour autant avoir de but à atteindre. Elle est pleinement dans l’instant…
Elle n’a pas de projet, pas d’ambition particulière, et pourtant ce qu’elle finit par obtenir requiert chez d’autres un but et une ambition. Il faut aussi bien voir qu’elle est la fille d’un être un peu particulier quant aux choix et aux décisions : son père est un spinoziste fou, qui pense que le libre arbitre est une force menaçante, absente, trop présente - il ne sait trop. Donc Rose est quelqu’un qui tente un nouveau départ par rapport au déterminisme. Puis peut-être qu’elle est aussi la fille de sa mère et recherche inconsciemment la jouissance d’être. Il y a une phrase de Duras qui dit : j’écris pour voir ce que j’écris quand j’écris. Rose est peut-être quelqu’un qui dirait : je vis pour voir ce que je vis quand je le vis.
Parlez-moi du contexte historique : d’une certaine manière il est peu présent, mais a des conséquences (la guerre, l’affaire Dreyfus)…
Je savais que c’était le tournant du siècle, mais sans vraiment en connaître la raison : c’était une intuition, que je n’aurais pas pu définir ou expliciter. Maintenant que j’ai écrit le livre, je peux dire pourquoi j’ai choisi cette époque. Peut-être seulement à cause des livres que j’avais en tête à ce moment-là : Dickens, Karen Blixen, Tolstoï. Et puis je voulais m’éloigner du présent pour aborder certains thèmes sans qu’ils soient grignotés par une sociologie actuelle. Par exemple, je voulais qu’il y ait un enfant - ce qui a beaucoup évolué par la suite… J’avais envie d’écrire très précisément sur le corps d’un bébé car je trouve que c’est un grand absent de la littérature. Je désirais le faire de manière littéraire, pas sociologique et différent de ma propre expérience de mère. Je voulais l’éloigner et le mettre sur un piédestal pour en faire un sujet noble. Puis il y avait aussi ces portraits de femmes que je voulais réaliser, et cela m’amusait et m’intéressait davantage de les mettre à distance et de les éloigner de notre quotidien pour qu’elles soient moins déterminées socialement. Si vous avez un personnage de femme actuelle, le lecteur va tout de suite avoir des pistes, voir un portrait-robot, et ce n’est peut-être pas le personnage que vous vouliez créer. Enfin, cette époque me permet de parler d’autres époques. Beaucoup de scènes décrivant la réalité de Rose en 1910 ou 1930 sont en fait des scènes qui pourraient se dérouler entre 1939 et 1945, pendant la Seconde Guerre mondiale, que j’ai déplacées parce que je ne voulais pas parler des choses frontalement ou être dans un certain cliché de la représentation.
"Le poète ne regarde pas le monde. Il écoute les mots se rencontrer, s’entrechoquer, se fondre dans sa tête." Est-ce la définition de votre travail ?
C’est une grande partie de mon travail. Je prends souvent la métaphore du jeu de Lego : parfois vous ouvrez une boîte et il y a des morceaux déjà créés. Moi, je défais tout, même si je dois reconstruire à l’identique. Le plaisir est dans l’assemblage et le calcul. La langue le permet. Vous pouvez travailler avec des clichés et des phrases toutes faites - la plupart des livres à succès procèdent de cette manière. Les gens aiment parce qu’ils reconnaissent, c’est agréable, cela fait plaisir. Moi, je préfère le contraire : tout casser, tout reprendre pour créer une impression. Ce qui fait que j’ai envie de raconter une émotion, c’est parce qu’elle est inédite. Si elle a déjà été racontée mille fois et mieux que vous, à quoi bon ? A un moment, vous êtes traversé par une impression, et vous ne savez comment l’exprimer. Alors vous cherchez des mots qui n’ont jamais été mis ensemble dans une page pour créer cet effet d’inédit dans la langue. Si on devait juste raconter une histoire, ce serait très ennuyeux.
En quoi votre travail de traductrice vous aide-t-il ?
Il m’aide énormément parce que j’explore des zones syntaxiques ou lexicales que je connais mais qui ne sont pas les miennes, que je n’utilise pas spontanément. Je suis obligée de le faire quand je me fonds dans la peau de l’écrivain qui a une autre langue. Ce qui me pousse en avant.
Dans les pas de Rose
Portrait. Fille d’une mère fantasque et d’un père militaire, née au Danemark, Rose débarque à Paris à l’âge de vingt ans. De la vie, elle ne connaît que ce que Dumas ou Shakespeare en ont écrit. Mais sa nourrice lui a appris à courir les yeux fermés. C’est un peu ce qu’elle fera tout au long du roman. Ne sachant qui elle est ni ce qu’elle désire, elle accepte la misère, la solitude, la vie de bohème, les coups du sort, rebondissant dans ces Années que l’on dit folles. Explorant les thèmes de l’enfance, de la maternité, du déterminisme, de la liberté, Agnès Desarthe offre un magnifique portrait de femme, haut en sensations, dont la présence perdure bien au-delà de la lecture.G.S.
Agnès Desarthe, "Ce cœur changeant", éd. de l’Olivier, 337 pp., env. 19,50 €