"Ce pays qui aime les idées" : Le souffle perdu de la belle pensée française
Un essai flamboyant de Sudhir Hazareesingh sur "Ce pays qui aime les idées". L’éloge d’une passion française en proie au vertige et à la nostalgie.
Publié le 09-10-2015 à 14h06 - Mis à jour le 12-10-2015 à 12h29
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Un essai flamboyant de Sudhir Hazareesingh sur "Ce pays qui aime les idées". L’éloge d’une passion française en proie au vertige et à la nostalgie.C’est comme si la France, terroir d’idées, n’en avait plus qu’une en tête : le déclin. Et il fallut que ce fût un professeur d’Oxford, originaire de l’île Maurice, Sudhir Hazareesingh, qui pose l’imparable diagnostic. Quelque chose comme une dépression nerveuse. Qui, venue de loin, atteint maintenant jusqu’aux élites intellectuelles de ce pays. Car la France, qui brillait universellement d’une brûlante passion pour la pensée, en serait réduite désormais à ruminer son glorieux passé.
Tout se passe peu après la mort de Sartre, le 15 avril 1980. Début, curieusement, d’une épidémie mortelle chez les structuralistes - ceux qui ne croient plus à une compréhension objective du monde -, perdant en effet coup sur coup Roland Barthes (comme Louis Althusser) en cette même année 1980, Jacques Lacan en 1981 et Michel Foucault en 1984. La "French Theory", qui exerçait sa fascination jusqu’en Californie, était en berne. Au point que "Le Monde", entre-temps, s’inquiétait dès 1983 du "silence des intellectuels".
C’étaient les années Mitterrand. La France venait de lancer les "nouveaux philosophes", sublime concept de marketing intellectuel orchestré de main de maître par le souverain Bernard-Henri Lévy (BHL), pourfendeur en chef du goulag soviétique ; en même temps que de tous les fascismes, de gauche comme de droite. Dix ans avant la chute du mur de Berlin.
Mais alors, aurait-on soudain fait taire Voltaire ? Que s’est-il donc passé au pays de Descartes (1596-1650) ? Celui dont André Glucksmann, figure de proue de l’antimarxisme, faisait le titre d’un livre en 1987 : "Descartes, c’est la France". Et pour cause, sa philosophie avait été dite "nouvelle" déjà en son temps. Le penseur du cogito, n’avait pas par hasard été baptisé "prince de l’entendement", génie de la méthode, maître du rationalisme. Il avait d’ailleurs choisi l’exil en Hollande pour échapper à la censure des autorités religieuses.
La France dorénavant serait un peu comme au bord de la crise de nerfs. Elle qui avait régné au temps des "Lumières", édifié "l’Encyclopédie" de Diderot et d’Alembert, inventé la Révolution française et la Déclaration universelle des droits de l’homme, triomphé même de l’Affaire Dreyfus et de "l’Action française", suscité Mai 68 encore il y a peu. Cette France-là cherche aujourd’hui les Montaigne, Rabelais, Descartes, Rousseau, Voltaire, Diderot, Hugo ou Zola qui firent si longtemps sa gloire de par le monde.
Dût-on résumer le propos de ce limpide ouvrage de Sudhir Hazareesingh, on dirait qu’il consiste en un fulgurant éloge de la pensée française, en même temps qu’il s’interroge sur la tentation du repli et le déclinisme ambiant. "Car, malgré la diversité de ses variantes, le concept d’un ‘esprit cartésien’ a bel et bien existé. Associé à l’idée métaphysique d’un moi autonome, sceptique et critique, il exprime la conviction que la raison est non seulement la caractéristique qui définit la condition humaine, mais aussi la seule source de notre capacité à former des jugements moraux et à imposer un ordre conceptuel au monde."
En filigrane, faut-il dire aussi, l’auteur est un fervent catéchumène de l’Histoire de France, et de Napoléon Bonaparte plus singulièrement. Il ne peut donc s’empêcher de nous dire entre les lignes que les grandes époques philosophiques s’adossent aux grandes épopées politiques, et inversement. Sartre, qui ne fut point résistant mais néanmoins porte-parole de tous les engagements, eût-il autant existé sans le général de Gaulle ? Le grand homme qui, dans ses "Mémoires de guerre", conclut : "Regardant les étoiles je me pénètre de l’insignifiance des choses."
Sartre, de même, eût-il si bien existé sans Camus ? À cet impossible débat, par conséquent très français, l’écrivain britannique consacre de belles pages enluminées. Si l’un proclame la révolution, l’autre plaide la révolte. Si l’un professe son exubérance, l’autre exprime sa mélancolie. Mais ne parlaient-ils pas l’un et l’autre de l’existentialisme comme d’un art de vivre contre l’absurde ? N’étaient-ils pas enlacés dans une même valse binaire, se nourrissant l’un de l’autre, chacun en sa supposée supériorité ?
On peut détester Sartre, et avoir tort avec lui plutôt que raison avec Raymond Aron. Le préférer même à la vérité. "Le vingtième anniversaire de la mort de Sartre, en 2000, a confirmé cette résurrection et la capacité du grand intellectuel à être réinventé. Malgré son hostilité aux positions politiques prises par Sartre, Pierre Grémion le décrit comme ‘écrivain et philosophe, bohème et homme de lettres, anarchiste et ultra-bolchéviste, génie hors du commun’."
L’étonnant Sudhir Hazareesingh, qui vit une partie du temps à Paris, a observé dès les prémices de ce siècle débutant l’émergence polémique d’une nouvelle forme de pensée "réactionnaire". "Parmi les thèmes de cette nouvelle vague de néoconservatisme figurent la quête de l’ordre, une renaissance de l’élitisme culturel, une contestation de l’héritage de Mai 68, la critique de l’égalité, et un rejet du multiculturalisme, et tout particulièrement de l’islam." Les attentats du 11 septembre 2001 sont passés par là. Et "Charlie" aussi.
Ce pays qui aime les idées. Histoire d’une passion française Sudhir Hazareesingh traduit de l’anglais par Marie-Anne de Béru / Flammarion 469 pp., env. 26,40 €.