Mélancolie de Barthes et de Berl
Les souvenirs d’Antoine Compagnon, une enquête de Henri Raczymow.
Publié le 15-10-2015 à 13h34 - Mis à jour le 19-10-2015 à 09h21
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Les souvenirs d’Antoine Compagnon, une enquête de Henri Raczymow.Deux ouvrages dessinent différemment deux écrivains différents : le critique et sémiologue Roland Barthes (photo) dont Antoine Compagnon égrène ses souvenirs, et Emmanuel Berl, un incontournable témoin de son temps dont Henri Raczymow se demande pourquoi les livres ne constituent pas une œuvre. Un trait me semble les réunir : la mélancolie.
Trente-cinq ans après la mort de Barthes, Antoine Compagnon lui consacre un livre intimiste qui déroule le fil de leur amitié. Après l’Ecole Polytechnique et Ponts et Chaussées, il avait éprouvé le désir de suivre le séminaire de l’auteur du "Degré zéro de l’écriture" (1953) et de "Mythologies" (1957) à l’Ecole pratique des Hautes Etudes. Barthes l’accepta, bientôt une amitié les lia. Elle dura jusqu’à la mort de l’aîné malgré la trentaine d’années qui les séparaient et dans le cadre de la vie très compartimentée du futur professeur au Collège de France : ce n’est qu’après sa mort qu’il apprit ses maraudes nocturnes à la recherche de garçons.
Par petites touches légères - le souvenir d’un repas, une lettre retrouvée, un livre relu - l’éminent connaisseur de Montaigne, Proust et Baudelaire dessine la figure de Barthes avec empathie. Son témoignage est d’autant plus éloquent qu’il peut aussi être critique : ainsi marque-t-il son désaccord à propos du livre stupide dans lequel Barthes niait le tragique du théâtre de Racine. Bref, il fait revivre avec beaucoup de finesse et de vérité un Barthes timide et frileux, accumulateur de fiches et joueur de piano, vivant avec une mère redoutable de gentillesse et d’autorité, et multipliant les jérémiades, "qui étaient sa façon à lui de demander de l’attention et de l’affection".
Figure incontournable de l’entre-deux guerres, Emmanuel Berl (1892-1876) appartenait à la bourgeoisie juive de Paris, où il cousinait avec Bergson et Proust. Après la Grande Guerre, il fréquenta les Surréalistes, se lia d’amitié avec Aragon, qui devint communiste, Drieu la Rochelle, qui devint faciste, André Malraux qui devint gaulliste. De 1932 à 1937, il dirigea "Marianne", un hebdomadaire de gauche publié par Gallimard. En 1937, Sacha Guitry fut son témoin lors de son mariage avec Mireille, qui ouvrira plus tard un célèbre "Petit conservatoire de la chanson".
En juillet 1940, il collabora à la rédaction de deux discours du maréchal Pétain, et serait l’auteur des deux célèbres formules "Je hais les mensonges qui vous ont fait tant de mal" et "La terre, elle, ne ment pas" (il précisera plus tard qu’il le fit à un moment où le maréchal avait reçu les pleins pouvoirs du Parlement et n’avait pas encore signé les premières lois antisémites). Les lois raciales l’obligèrent bientôt à se cacher en Corrèze, à la fois proche de la Résistance et discrètement protégé par d’aucuns à Vichy. Il termina sa vie auprès de Mireille dans un appartement du Palais-Royal, proche de ceux de Colette et Cocteau.
Cette vie insubmersible, ces amitiés de tous bords, cette brillante intelligence qui n’a pas laissé ce qu’on pourrait appeler une "œuvre", ont intrigué Henri Raczymow. Son enquête le conduit à trouver la clé de sa "constante négativité envers l’existence" dans l’injonction de sa mère, morte lorsqu’il avait 17 ans, à devenir son frère à elle, Emmanuel Lange, dont il avait hérité le prénom, agrégé de philosophie promis à une brillante carrière universitaire, que sa mort à 23 ans empêcha de mener. Oncle si parfait qu’il en devenait inatteignable. Le refus de devenir la copie de cet oncle et l’impossibilité de s’en expliquer avec sa mère décédée, auraient fait de Berl, révolté contre le monde bourgeois, un dandy intellectuel moins acteur que témoin. C’est du moins le point de vue de Raczymow.
L’Age des lettres Antoine Compagnon Gallimard 166 pp., env. 15 €
Mélancolie Emmanuel Berl et Henri Raczymow Gallimard 208 pp., env. 19 €