La "sœur damnée", celle qu’il est malaisé d’aimer
Explorant la guerre en ses séquelles et la famille en son alchimie, Joyce Carol Oates livre une passionnante réflexion sur la culpabilité. Une jeune fille disparaît. Sept ans plus tard, les certitudes s’effondrent.
Publié le 19-10-2015 à 12h32
Explorant la guerre en ses séquelles et la famille en son alchimie, Joyce Carol Oates livre une passionnante réflexion sur la culpabilité. Une jeune fille disparaît. Sept ans plus tard, les certitudes s’effondrent.À près de quatre-vingts ans, Joyce Carol Oates (1938, Lockport), qui publie à un rythme soutenu, n’a pas fini de ravir ses lecteurs. C’est d’ailleurs avec un coup double que la prolifique auteure américaine revient en cette rentrée littéraire, elle dont l’éditeur Philippe Rey livre en français à la fois "Terres amères", un recueil de seize nouvelles percutantes, et "Carthage", un roman captivant.
Chez les Mayfield, une famille établie de Carthage (Etat de New York) dont le père fut le charismatique maire, il y a deux filles, Juliet et Cressida. La première est jolie, la seconde intelligente. Ainsi les a-t-on toujours départagées, stigmatisées, ignorant combien la plus jeune a pu souffrir de n’être qu’intelligente, terme censé déguiser qu’elle était la fille difficile, la "sœur damnée", celle qu’il était malaisé d’aimer. Un jour de juillet 2005, Cressida ne rentre pas chez ses parents. Elle a dix-neuf ans et vient d’entamer un cursus universitaire. L’enquête se focalise immédiatement sur Brett Kincaid, héros de la guerre en Irak dont il est revenu blessé et traumatisé, mais aussi ex-fiancé de la belle Juliet. Brett et Cressida, qui l’aimait en secret, ont été vus ensemble peu avant sa disparition. Si les souvenirs de Brett sont imprécis - il était ce soir-là sous l’emprise de l’alcool et dans un état psychologique préoccupant -, le soldat finit, contre toute attente, par avouer le meurtre de la jeune femme.
Sept ans plus tard, toute l’affaire semble pouvoir prendre une autre tournure dans le sillage de l’apparition d’un Enquêteur qui, sous une fausse identité et sur le modèle de Swift et de Voltaire, dénonce les travers du pouvoir judiciaire et les dérives de la peine capitale aux Etats-Unis.
Orchestrant avec maîtrise et intensité sa narration, Joyce Carol Oates ("Blonde", "Les Chutes", "J’ai réussi à rester en vie") met en scène la honte et l’humiliation, interroge la frontière entre le bien et le mal, déconstruit la culpabilité et la responsabilité, que ce soit dans l’univers familial ou sur le terrain de la guerre. Evoluant sur une moralité aux contours flous, "Carthage" donne aux notions de victime et de coupable un éclairage original. A travers une brillante et empathique observation des désordres humains.
Carthage Joyce Carol Oates traduit de l’anglais(Etats-Unis) par Claude Seban Philippe Rey 595 pp.,env. 24,50 €