La génération perdue des années 1930
Une fresque ample et détaillée par le diplomate italien Maurizio Serra. Les jeunes qui voulaient régénérer l’Europe étaient, dit-il, des esthètes armés.
Publié le 26-10-2015 à 11h38 - Mis à jour le 26-10-2015 à 12h00
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Une fresque ample et détaillée par le diplomate italien Maurizio Serra. Les jeunes qui voulaient régénérer l’Europe étaient, dit-il, des esthètes armés.Aucun ouvrage à ma connaissance ne porte sur la génération des années 1930 un regard aussi riche et aussi européen que le nouvel essai du diplomate polyglotte italien Maurizio Serra. Une génération d’esthètes armés, dit-il. Qu’est-ce à dire ? Que l’organisation précaire des années 20 (absurde Traité de Versailles, démocraties enrayées, impuissante Société des Nations) n’ayant pas réussi à stabiliser les bouleversements produits par la Grande Guerre et la Révolution d’Octobre, de jeunes intellectuels d’un type nouveau ont réclamé d’être reconnus comme les porte-voix d’une Europe nouvelle, communiste ou fasciste.
L’"esthète armé" apparaît à Serra comme le fils et orphelin des "condottieri" qui, dès le début du XXe siècle, ont mêlé le lyrisme à l’action : D’Annunzio, Barrès, Kipling, Lawrence d’Arabie, Marinetti, Stefan George, en réaction à la décadence de l’esprit dans une société de masse en expansion. La plupart rêvaient de faire table rase du passé, comme le chante l’Internationale, et comme le réclamait le Manifeste de Marinetti (octobre 1913) qui définissait le Futurisme comme "le dénigrement systématique de l’antique, du vieux, du lent, de l’érudit et du professoral".
Le jeune des années 30 est aussi le frère cadet (qui n’a pas fait l’expérience des tranchées et des balles de 1914-18) des Jünger, Malaparte, Montherlant, Drieu la Rochelle et autres. "Il suffit d’une différence de quelques années pour que l’esthète armé se considère comme un déclassé de l’histoire, un épigone qui a raté le coche, manqué la grande occasion existentielle. Or, l’ère des totalitarismes qui grondent à l’horizon va lui offrir une chance inespérée, et souvent néfaste, de se faire entendre. Qu’il se nomme Auden, Spender ou Isherwood, Klaus Mann ou René Crevel, qu’il succombe à la tentation marxiste ou fasciste, qu’il tombe l’arme à la main en Espagne ou dans les maquis, aux commandes de son avion ou d’une balle dans la tempe, ou qu’il glisse tout simplement dans l’autodestruction, c’est lui qui nous donne les clefs de la génération perdue des années 30".
A partir de ce constat liminaire, Maurizio Serra nous embarque dans un périple où il n’est pas toujours facile de le suivre, tant ses lectures sont immenses et ses exposés se chevauchent (par exemple, un intéressant chapitre sur Stefan George, qui se voulait poète-guide - Dichter als Führer - est placé après la Guerre d’Espagne, alors qu’il est mort en 1933). Mais les analyses captivent toujours. Comme celle de la recherche par ces jeunes (le plus souvent fils de bourgeois) d’une camaraderie antibourgeoise, nourrie à la fois par les imprécations d’André Gide ("Familles, je vous hais"), la révolte adolescente de Rimbaud, l’esthétisme provocant d’Oscar Wilde. A la filiation naturelle, ils opposent la filiation élective, aux liens du sang le mythe des antiques fratries, où le rêve et l’action se nouent dans un érotisme homosexuel larvé.
A Bucarest, Codreanu fonde une Garde de Fer qui séduisit un temps Cioran et Mircea Eliade. A Londres, Sir Oswald Mosley, qui appartient à l’establishment le plus huppé, crée des Chemises noires. A Bruxelles, Léon Degrelle cherche à bâtir une "révolution des âmes" sur le refus de l’Europe "molle et sûre de son bonheur, au seuil de son hiver sans le savoir", en attendant l’heure "où, pour sauver le monde, il faudra une poignée de héros et de saints". Quand cette heure sonna, il créa la Ligue wallonne de la Waffen SS…
Vers le milieu des années 30, le mythe du poète-guerrier envahit le Comité d’intellectuels antifascistes, que Staline réussit à manipuler rapidement à son profit. En 1935, le Congrès de Paris fut le théâtre d’une dispute homérique entre communistes et surréalistes, qui désespéra René Crevel au point de se suicider. André Malraux, lui, dut attendre la Guerre d’Espagne en 1936 pour faire coïncider sa double vocation de guerrier et d’esthète.
Cette guerre fut le dernier conflit romantique sur le territoire de l’Europe, estime Serra. Elle donna une "sève nouvelle" aux guerriers-poètes, mais à y regarder de près, ils ne jouèrent qu’un rôle d’amplificateurs du conflit : la gestion des hostilités demeura aux mains des politiques et des militaires à Moscou, Berlin, Rome ou Paris. Dans son "Hommage à la Catalogne", George Orwell a dressé un véritable réquisitoire contre les illusions et les libertés que les esthètes armés prirent avec la réalité. Le poète Stephen Spender, qui assista au congrès des écrivains que Malraux réunit à Valence en 1937, se souvenait qu’en dépit de points positifs, il avait "quelque chose d’une fête d’enfants gâtés". Quant à Arthur Koestler, ancien communiste hongrois, qui s’était frotté aux dures réalités du stalinisme et du nazisme, il rapporte : "L’Espagne devint le rendez-vous de la bohème internationale de gauche. "Je crois vous avoir rencontré en Espagne" devenait l’entrée en matière en usage aux cocktails-parties de gauche, Lorca, le poète le plus lu d’Europe, et le calamar frit le mets favori de l’élite intellectuelle".
En 1939, éclata une autre guerre, qui n’avait plus rien de romantique et mit les poètes guerriers au pied du mur. Beaucoup s’y brûlèrent. La paix revenue, plus personne n’a cherché à se poser en héritier de Byron ou de Lawrence d’Arabie. Quant à la génération perdue des années 30, elle apparaît à Maurizio Serra comme la dernière qui puisse se définir comme réellement et idéalement "européenne".
Une Génération perdue Maurizio Serra traduit de l’italien par Carole Cavallera Le Seuil 364 pp. env. 25 €