Les réfugiés, ces héros modernes
Deux livres abordent autrement la question des immigrés. De deux grandes écrivaines : Maylis de Kerangal et Nicole Lapierre.
Publié le 26-10-2015 à 17h38
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Deux livres abordent autrement la question des immigrés. De deux grandes écrivaines : Maylis de Kerangal et Nicole Lapierre.La littérature n’est pas le journalisme. Quand elle s’empare de l’actualité, elle le fait par ses propres chemins et c’est heureux. Deux livres sortent qui abordent le sujet des réfugiés, mais bien loin des tsunamis d’articles, commentaires et reportages parus. C’est la langue, avec sa beauté et sa singularité, qui peut apporter un autre regard.
Maylis de Kerangal avait enchanté l’an dernier avec "Réparer les vivants". Elle revient avec un tout petit livre qui est comme une rêverie désarçonnante sur un sujet bien grave.
Une nuit, le 3 octobre 2013, elle entend à la radio qu’un navire venu de Lybie, bourré de réfugiés, avait coulé au large de l’île de Lampedusa, causant 300 morts. Sa méditation commence à chaque chapitre par "à ce stade de la nuit", sans majuscule, comme une obsession sur la nuit du monde, une anaphore.
Elle pense à un autre Lampedusa, l’écrivain qui rédigea le livre "Le Guépard" dont on fit le film. C’était déjà l’effondrement d’un monde, celui des aristocrates italiens du Sud. Elle pense à l’origine des noms de lieux, à l’influence des migrations, à la puissance des îles. Elle aime se promener sur le Stromboli, déjà un volcan en Méditerranée.
Bien sûr, ce cheminement déconcerte. On se demande pourquoi son esprit prend tant de chemins. Mais c’est pour aboutir à la même tragédie, à ce volcan actuel, quand "Lampedusa concentre en lui seul, la honte et la révolte, désignant désormais un état du monde, un tout autre récit".
Ou comment une écriture très belle peut parler tout autrement de la tragédie humaine.
Mais on lui préfère Nicole Lapierre, grande sociologue au CNRS qui écrivit tant de récits autour de la Shoah et qui revient avec un livre très personnel et magnifique : "Sauve qui peut la vie".
Elle y montre que, malgré le malheur, le désir et la vie sont toujours une porte possible. Elle évoque les suicides de sa mère et de sa sœur. "Dans ma famille, on se tuait de mère en fille", dit-elle en incipit. Mais elle fait plutôt le pari que l’échappée peut être "l’échappée belle". Elle ne veut ni expliquer ni justifier ces suicides, mais elle y voit "une part de liberté qui nous reste". Ce qui ne veut pas dire que le suicide soit inéluctable.
Elle cite Stefan Zweig qui se suicida au Brésil et qui admirait Montaigne et sa force de rester "debout dans le chaos du monde". Montaigne qui disait déjà qu’il "est difficile de prévoir à quel moment nous sommes exactement au bout de nos espérances".
Elle évoque aussi sa famille juive, qui a fui la Pologne, la force des écrits de Paul Celan, de Jean Améry. "Jusque dans les moments les plus graves, on trouve de la légèreté. Les soucis anodins sont alors remis à leur juste place. Je ne crois pas à l’hérédité du malheur, au déterminisme social implacable, je refuse cette idée que l’on est toujours écrasé par l’Histoire et le passé sans possibilité, même infime, de s’en sortir."
Malgré tout, l’homme a une appétence au bonheur, une énergie pour surmonter le malheur. Elle l’illustre par un chapitre intitulé "L’héroïsme des immigrés". "Les immigrés sont les héros des temps modernes."
Au lieu d’en parler avec misérabilisme, elle propose de glorifier leur courage de tenter leur chance dans un pays étranger dont les codes leur sont inconnus, de quitter leurs proches. "Les immigrés ne sont pas que victimes, ils sont acteurs dans la société et sujets de leur vie." C’est cela aussi l’échappée belle, mais, dit-elle, on ne souligne pas ou peu la dimension héroïque du parcours des migrants.
Nicole Lapierre fait le parallèle entre le cas des Juifs dans l’entre deux guerres et celui des sans-papiers aujourd’hui. Elle souligne aussi que l’intellectuel critique est forcément une personne déplacée, au sens métaphorique ou littéral. "Il faut prendre ses distances par rapport au monde pour pouvoir le comprendre." "Les gens déplacés connaissent plusieurs mondes sans être enracinés dans aucun, ils sont un peu dedans, un peu dehors, c’est pour cela qu’ils ont beaucoup à nous apprendre."
A ce stade de la nuit Maylis de Kerangal Verticales 74 pp., env. 7,50 €
Sauve qui peut la vie Nicole Lapierre Seuil 251 pp., env. 17 €