Roger-Pol Droit pense à "nous"
Le philosophe réfléchit brillamment à ce qui lie les hommes entre eux.
Publié le 26-10-2015 à 11h39 - Mis à jour le 26-10-2015 à 11h40
Le philosophe réfléchit brillamment à ce qui lie les hommes entre eux.Lors qu’un enfant est en train de se pencher au bord d’un puits au risque d’y choir bientôt, un passant anonyme se précipite sur lui pour le sauver au péril de sa propre vie. Quel est soudain ce lien qui les relie l’un à l’autre ? C’est toute la question que se pose le philosophe Roger-Pol Droit (photo), au départ d’une petite fable contée par le penseur confucéen Mencius au IVe siècle avant notre ère, et rapportée par le grand sinologue François Jullien.
D’où vient en effet cette main secourable, qui n’est guidée ni par l’amour, ni par l’amitié, pas même la sympathie, puisque l’adulte et l’enfant ne se connaissent pas ? Une forme de solidarité alors, oui plutôt, encore que cela non plus ne puisse suffire. Insatisfait de ces réponses, en tout cas, le philosophe fonde sur cette petite histoire une réflexion de 150 pages sur le thème : "Qu’est-ce qui nous unit ?"
Un petit essai sobre mais d’une vive intelligence qui nous emmène en promenade à travers "nous". Nous qui nous défions si volontiers de la pitié - celle même dont Bossuet disait qu’elle était "le tout de l’homme" -, parce qu’elle procéderait à nos yeux d’un sentiment mièvre et archaïque, qui confine à l’apitoiement et à la sensiblerie.
" ‘Pitié’ fut le nom, chez les classiques, de ce processus sans phrases qui me rend la souffrance de l’autre directement sensible." Et l’on croirait éprouver en Roger-Pol Droit, aussitôt, combien il dut être affecté par les attentats de janvier. Tant il veut croire que les humains seraient unis avant d’être séparés. "Jamais le monde n’a été si connecté, relié, communicant. […] Mais nous nous trouvons en même temps plus divisés, séparés, atomisés que jamais dans toute l’histoire."
Jamais, assure-t-il pourtant, la planète n’a été si pacifique; plus en tout cas qu’elle ne le fut au cours des siècles et millénaires antérieurs. Las, nous préférons recenser nos dissensions que réfléchir au contraire à ce qui nous rapproche. Or c’est dans ce sens précisément que M. Droit s’est appliqué à méditer et à travailler. Analysant les concepts d’amour et de haine, souvent coexistants - jusqu’au cœur de nos familles -, en tension permanente, comme la civilisation et la barbarie.
Sur les jeux de l’amour et de la haine, le philosophe dit joliment : "L’essentiel, toutefois, demeure l’ambivalence. Qu’amour et haine coexistent, que tendresse et cruauté cohabitent, les poètes, dramaturges et romanciers l’ont toujours su et toujours dit." Nietzsche ou Freud, de surcroît, l’ont bien traduit.
Certes, de nombreux facteurs déterminants entrent en ligne de compte dans les affinités et les détestations. La langue, sans contredit, sous-tend aisément un sentiment d’appartenance à une communauté, même si les accents ou les dialectes peuvent déjà susciter des animosités. Les terroirs aussi constituent des creusets d’identité. En quoi, "on ne le dira jamais assez : nous sommes les seuls véritables humains. […] Les autres, les étrangers, les voisins sont des caricatures, des imitations ratées, inférieures, suspectes".
L’idée qui s’ensuit n’est pas d’éradiquer les nations, les régions, les terroirs et leurs cultures particulières. Méfions-nous du reste d’un universalisme abstrait, totalitaire, et finalement monstrueux. Mais il demeure que l’identité est une notion dangereuse et trompeuse, dans la mesure même où elle tendrait à figer l’esprit, alors qu’elle est par définition mobile et en perpétuel devenir. Elle pourrait faire croire qu’une nature fixe définit le national. C’est la porte ouverte aux risques xénophobes que l’on sait.
Qu’est-ce qui nous unit ? Roger-Pol Droit Plon 162 pp., env. 14,90 €