Le génie de Franquin ranimé
"QRN sur Bretzelburg" est un album mythique du Spirou de Franquin. Dans une nouvelle édition, Frédéric Niffle a rendu toute sa vigueur au trait du maître. Hugues Dayez le replace dans son époque.
Publié le 28-10-2015 à 06h45 - Mis à jour le 28-10-2015 à 16h00
:focal(465x240:475x230)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/O2QYOJN3PJFZNM3CKFNXTGCXBU.jpg)
C’est peu dire que de rappeler que la bande dessinée ne bénéficiait pas, à l’époque de la création de "QRN sur Bretzelburg", de la même considération qu’actuellement. Traitées sans ménagement et surtout sans aucun souci de conservation par les éditeurs (avant tout préoccupés par l’alimentation de leurs magazines, en l’occurrence "Spirou" pour les éditions Dupuis), les originaux qui ont traversé douloureusement les décennies sont légion. Plutôt que de les livrer telles quelles, Frédéric Niffle s’est lancé dans une entreprise de restauration hors du commun. "A l’époque, les planches n’étaient qu’un outil technique, traité avec peu de considération , souffle-t-il. Au départ, je n’étais d’ailleurs pas fan de ‘QRN’, mais je me suis rendu compte que l’album avait été salopé et ne rendait pas du tout les nuances dont le trait de Franquin s’était chargé. Il m’a fallu quatre mois pour retrouver les nuances de ce trait. J’ai travaillé avec tellement d’acharnement que j’ai souffert d’une tendinite au coude. J’ai hésité à sous-traiter une partie mais je n’ai trouvé personne. C’est un vrai travail de malade mental."
Faire reconnaître la BD
Car Frédéric Niffle explique avoir toujours eu cette envie de faire reconnaître la BD en tant que telle et de créer par son travail des "passerelles vers quelque chose ayant de la valeur" . D’où l’idée de sa collection 50/60 et, comme c’est le cas pour "QRN", de "présenter l’œuvre de Franquin telle que dans le désir de l’auteur, en noir et blanc".
Le méticuleux graphiste entend ainsi rendre au trait de Franquin sa véritable dimension : "le plus souvent, on lit une BD en une vingtaine de minutes et on passe à côté de détails qui ont tout leur intérêt. Quand le rythme de parution était hebdomadaire, le lecteur passait davantage de temps sur les images. Les albums ont considérablement accéléré le rapport au dessin. L’arrivée des mangas a, elle aussi, tout changé dans la notion de temps : en divisant le nombre d’éléments par case et en étalant les actions sur plusieurs pages, ces récits redonnent au dessin une intensité qui s’était perdue."
Scandé par demi-planche, "QRN" se montre en effet haletant. Et d’une qualité graphique exceptionnelle tant l’art de Franquin est alors à son apogée, comme le souligne, plein d’admiration, Hugues Dayez : "Pendant cette période, Franquin parvient à dessiner l’indessinable. Restituer le bruit d’une craie sur un tableau, un fou rire ou la saveur d’un plat qui mijote à travers un art muet est tout simplement virtuose."

Contextualisation et analyse
O n voulait l’équivalent du DVD commenté." L’image utilisée par Hugues Dayez, spécialiste de la bande dessinée mais aussi du cinéma, saute aux yeux. "Je me suis imposé une rigueur délibérée de réellement s’accrocher à l’album, d’en suivre la rythmique pour en accompagner la lecture." Et suivre ce rythme n’a pas été aisé pour le commentateur : "Franquin travaillait par demi-planches, ce qui m’a obligé à trouver deux fois plus d’idées. Certaines s’imposent et soulignent les jalons obligatoires du récit, d’autres s’attachent à resituer le travail dans son époque, ce qui est mon péché mignon, ou à éclairer les jeux d’influence, car les ‘grands’ de l’époque travaillaient souvent ensemble et s’influençaient les uns les autres. Dans ‘QRN’, on retrouve notamment l’influence de Greg, ce caméléon de génie qui est le seul à avoir travaillé avec les deux géants que sont Franquin et Hergé. Il vient au secours de Franquin, déboussolé par le refus de Charles Dupuis de voir à nouveau Zorglub apparaître dans le récit" , poursuit Hugues Dayez, qui restitue dans son commentaire les échanges parfois castrateurs entre l’auteur et son éditeur.
Hugues Dayez précise s’être attaché à "raconter les choses et pas à les montrer. Ça, ça tue la magie. Ici, le commentaire raconte une histoire aux côtés du récit de Franquin, en ne disséquant pas les choses. Quand je me montrais trop descriptif, Frédéric me le disait. Et c’est vrai qu’il n’y a pas besoin de dire ‘regardez, c’est fantastique’ puisque c’est pour cela que nous y consacrons ce livre."
"QRN" s’y prête d’ailleurs particulièrement bien car l’album s’inscrit complètement dans son époque en posant sur les thèmes qui traversent la société d’alors un regard acéré : "Rire avec des autobus à pédales ou des costumes en carton dans un journal pour enfants démontre une causticité poussée à son maximum."
Si cette édition commentée s’adresse davantage à ceux qui veulent découvrir qu’aux spécialistes, ces derniers trouveront néanmoins quelques infos inédites récoltées auprès d’Isabelle Franquin, la fille du maître, à qui les auteurs ont soumis leur travail.
Le talent au service du talent
"QRN sur Bretzelburg" , paru en 1963 après une prépublication chaotique depuis 1961 dans "Spirou" , est un album unanimement considéré comme exceptionnel. Franquin est alors au sommet de son art, tant dans le propos que dans le trait. L’édition commentée que livrent Frédéric Niffle et Hugues Dayez s’adresse pourtant à un autre public que les passionnés et collectionneurs. L’intention de ces deux très grands spécialistes de la BD franco-belge n’est pas de "prêcher les convertis ou d’offrir une énième Madeleine de Proust" mais de rendre hommage et de faire connaître au public actuel "le souffle, le romanesque, le mystère, l’ampleur de ce livre qui tire sans tricher vers le roman graphique alors que cette notion n’existait pas encore". Ce qui passionne les deux auteurs, c’est "l’aventure humaine que l’on trouve dans la BD de l’époque, où tout était possible, tout était à inventer" . Et Hugues Dayez d’étayer: "la plupart des dessinateurs actuels ne sont pas ‘habités’ comme l’étaient ceux des années 50-60. Ils faisaient du dessin d’humeur plus encore que du dessin d’humour. Ils vivaient pour la BD." Avant de conclure : "c’est pour cela que l’intérêt pour les BD de cette époque perdure, à cause de ce supplément d’âme" . "QRN sur Bretzelburg" ranimé et commenté est probablement la meilleure porte d’entrée pour l’œuvre d’un génie dont l’influence sur la bande dessinée fut déterminante pour sa reconnaissance en tant qu’expression artistique.
"Franquin - QRN sur Bretzelburg", Frédéric Niffle & Hugues Dayez, éd. Niffle, 135 p., env. 29€.