Raymond Carver, écrivain à tout prix
Le parcours du poète et nouvelliste américain minutieusement retracé. Des innombrables échecs à la consécration, sa vie fut celle d’un obstiné.
Publié le 14-12-2015 à 16h13
:focal(465x240:475x230)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/2VOBRIUAWNHPPJR5J5QCC6LSRE.jpg)
Le parcours du poète et nouvelliste américain minutieusement retracé. Des innombrables échecs à la consécration, sa vie fut celle d’un obstiné."Mes premières créations furent des poèmes. Ma première publication fut un poème. Je serais très content que sur ma tombe on ajoute ces mots : Poète et nouvelliste - et occasionnellement essayiste, dans cet ordre précis", a déclaré Raymond Carver (1938-1988). C’est dire combien comptait pour lui son travail de poète - consacré aujourd’hui en ses trois derniers recueils dans le neuvième tome de ses œuvres complètes que les éditions de l’Olivier ont entrepris de rééditer depuis 2010. Simultanément à ce volume où l’écrivain américain dévoile beaucoup de son intimité paraît une ambitieuse et minutieuse biographie signée Carol Sklenika. Dix ans de recherches et des centaines d’heures d’interview lui auront été nécessaires pour percer le "mythe Carver", ce dernier ayant toute sa vie cultivé la discrétion.
Lorsqu’un cancer du poumon l’emporte en 1988, Carver vient de publier "Where I’m Calling From" - que le "New York Times" a classé parmi les plus grands livres du XXe siècle. Mais que la route vers la reconnaissance fut longue pour cet homme qui n’a pourtant jamais douté de sa vocation ! Né dans une famille pauvre marquée par l’alcoolisme du père, Raymond Carver s’ennuie à l’école où ses camarades se moquent de ses rondeurs. Pour fuir les quolibets et les tensions familiales, l’adolescent se réfugie dans la pêche, le cinéma, la lecture. De quoi se forger une sensibilité de solitaire qui sera utile à l’écrivain.
A vingt ans, marié à Maryann Burk et père de deux enfants, il enchaîne les petits boulots. Trois ans plus tôt, il a pris des cours d’écriture par correspondance. Il poursuit bientôt cet apprentissage en intégrant à l’université de l’Ohio le cours le creative writing de John Gardner, qui aura sur lui une grande influence. Financièrement dépendant de sa femme, Carver ne se découragera jamais malgré les innombrables refus. Et son obstination finira par payer, aidée par le destin : son ami Gordon Lish est engagé par le magazine "Esquire" pour publier ce qu’on nomme alors "la nouvelle fiction". C’est Lish qui publiera le premier Carver, étape déterminante dans le parcours de ce dernier même si la relation entre les deux hommes est singulière : dépendant de Lish, qui deviendra ensuite son éditeur chez Knopf, Carver n’ose s’opposer à l’interventionnisme de son camarade qui coupe sans ménagement dans ses textes jusqu’à les dénaturer - ce que l’édition posthume des textes originels prouvera.
Alors que la reconnaissance est en marche, Carver acquiert de l’assurance et une plus grande maîtrise mais vit mal d’être exposé au monde, d’autant que c’est toujours sa femme qui paie les factures. Il se sent prisonnier de la réalité, ce qui a de fâcheuses conséquences : il écrit moins, sort beaucoup et boit de plus en plus. Au bord du goufre (un médecin lui a prédit des dommages irréversibles au cerveau), il aura pourtant un sursaut salvateur et arrêtera l’alcool en 1977 : il dira de ce combat gagné qu’il est sa plus grande fierté et de sa deuxième vie qu’elle fut un régal immérité. L’écriture fut essentielle dans le processus de guérison, la base même de sa survie psychique. C’est alors qu’après toutes ces années où ils se sont infligé beaucoup de souffrance tout en étant désespérément liés, Maryann et Raymond se séparent - mais demeureront de fidèles amis. L’écrivain partagera les dernières années de sa vie avec la poétesse Tess Gallagher.
"Un peu d’autobiographie et beaucoup d’imagination", telle est la recette de la fiction selon Carver. A l’instar de Francis Scott Fitzgerald, R.C. a abondamment puisé dans sa vie pour écrire - ce qui a pu heurter ses enfants. En ce sens, il s’inscrivait dans la lignée d’Hemingway pour qui "la fiction doit se fonder sur une expérience réelle". Pour sa biographe, "son objectif n’était pas de se confesser mais plutôt, comme il l’expliqua en 1986 : ‘…de témoigner… chaque poème et chaque nouvelle comptent… devient une partie de l’écrivain, la manifestation de ce qu’il fut sur cette terre’." Sans cesse à l’affût de matériau neuf, Carver ne se séparait jamais de ses carnets. Celui que l’on a surnommé le "Tchekhov américain" est un maître de la prose minimaliste qui ne parviendra pas, malgré quelques tentatives, à écrire de romans. On le découvre autrement une fois qu’il s’est libéré de l’emprise de Lish - il eut d’ailleurs à cœur de donner le meilleur de lui-même une fois son indépendance acquise. Début des années 1980, alors que la nouvelle connaît un regain d’intérêt aux Etats-Unis, ses publications se multiplient, il obtient plusieurs bourses, enseigne à son tour, est traduit. Il fréquente avec plaisir John Cheever, Richard Ford, Joyce Carol Oates et Saul Bellow, et accueille chez lui Haruki Murakami. La légende de l’écrivain ivre et fauché qui le caractérisait dans le milieu des années septante a vécu. C’est un autre Carver qui transparaît, apaisé de s’être accepté tel qu’il est, d’avoir pu jouir d’une seconde chance - la moitié de son œuvre est issue de cette période. La poésie prend de plus en plus le pas sur la nouvelle. Carol Sklenicka explique que, ce faisant, "il se réinventait lui-même ainsi que son art, découvrant des formes qui lui permettraient d’effectuer une plongée profonde et rapide au cœur des choses". Jusqu’à son dernier souffle, Carver fit battre sa vie et son œuvre au diapason d’une rare sincérité.
Raymond Carver. Une vie d’écrivain Carol Sklenicka traduit de l’anglaispar Carine Chichereau L’Olivier 782 pp., env. 25 €
Poésie Raymond Carver traduitde l’anglais (Etats-Unis) par Jacqueline Huet, Jean-Pierre Carasso et Emmanuel Moses L’Olivier 432 pp., env. 24 €