La grave addiction des lettres
Intelligente initiation de Jacques Drillon au casse-tête des mots croisés. En une "Théorie" qui comblera encore davantage les fanas d’énigmes.
Publié le 20-12-2015 à 15h13 - Mis à jour le 21-12-2015 à 12h32
:focal(465x240:475x230)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/5CR2VOTC3FDHJNBQRPKFGCKPHI.jpg)
Intelligente initiation de Jacques Drillon au casse-tête des mots croisés. En une "Théorie" qui comblera encore davantage les fanas d’énigmes.On sait à présent qu’il est des addictions presque plus sérieuses que la drogue, l’alcool ou le sexe. Les mots croisés pourraient en faire partie, si l’on en juge par les voyages en train ou les salles d’attente. Personnellement, nous sommes trop mauvais perdant et suffisamment impatient pour en avoir jamais fait, et guère assez sportif pour pratiquer même les sports de l’esprit.
Étincelant journaliste culturel à "l’Obs", Jacques Drillon y publie depuis plus d’une décade une grille hebdomadaire qui le consacre comme un des experts de la discipline. C’est à ce titre qu’il commet aujourd’hui une "Théorie des mots croisés" qui aidera les innocents non-initiés à mieux comprendre cette fascination pour les cases manquantes qui, même de loin, peuvent causer d’affreux mots de tête.
De la distinction élémentaire entre le verbicruciste et le cruciverbiste, nous pérégrinerons dans le dédale de ces rébus cérébraux entre deux personnes, le sphinx et l’œdipe, le crypteur et le décrypteur, qui tentent de s’accorder - en se trompant - sur des énigmes aux définitions les plus possiblement inédites. "La bonne définition attaque le mot de deux côtés à la fois, donne deux indications qui se confirment mutuellement, établissant une convergence en trois dimensions."
L’oulipiste Georges Perec, connaisseur s’il en fut, s’était pieusement incliné devant la définition de Robert Scipion, "do" pour un mot de onze lettres, "demi-sommeil". "Do", en effet, est la moitié de "dodo". Du coup, l’on se demande à quel lobe du cerveau s’adressent exactement les mots croisés, sinon même à quelle bosse des maths ou autre complexité de l’esprit.
En tout cas faut-il maîtriser de très nombreux arcanes de la langue, des jargons spécialisés jusqu’au verlan et au louchébème, à savoir que "le prose" (masculin) signifie l’anus en argot, pour comprendre que l’hémorroïde "n’est qu’en prose, mais ne manque pas de relief". Un échantillon similaire nous révèle qu’un "appendice papal" désigne une queue-de-pie. Quand le "bit" correspond à un "élément d’une chaîne binaire [qui] a l’air un peu châtré". C’est qu’il faut pouvoir s’élever au 36e degré pour goûter pleinement à ce savant jeu de mots qui a le don de tromper l’ennui éternel des solitudes éperdues.
Théorie des mots croisés. Un nouveau mystère dans les lettres Jacques Drillon Gallimard 186 pp., env. 15 €