Ebouriffante exploration de la violence, par Charles Bowden
Ce document inclassable mêle dans une verve ébouriffante souvenirs, impressions, convictions, témoignages. Tout y passe avec la constante qui a fondé l’œuvre de cet héritier d’Hunter S. Thompson : Bowden place son sujet, quel qu’il soit, à hauteur d’homme.
Publié le 21-12-2015 à 15h59
:focal(465x240:475x230)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/ZZQN5GGVRFDDFGOW5HPHW7MSFE.jpg)
Parution du deuxième volet de "L’histoire pas naturelle de l’Amérique" de Charles Bowden.Sa vie durant, Charles Bowden (1945-2014), grand reporter et écrivain américain, historien de formation, n’a eu de cesse de s’immerger dans la réalité - et donc dans l’Histoire - de son pays pour mieux la comprendre. Après "Orchidée de sang" (2013) paraît "Du blues pour les cannibales", deuxième volet de son "Histoire pas naturelle de l’Amérique". Publié aux Etats-Unis en 2002, ce document inclassable mêle dans une verve ébouriffante souvenirs, impressions, convictions, témoignages. Tout y passe avec la constante qui a fondé l’œuvre de cet héritier d’Hunter S. Thompson : Bowden place son sujet, quel qu’il soit, à hauteur d’homme.
Parce que son époque considère la mort comme un tabou, il a assisté à une exécution. Parce que l’humanité est devenue une coquille vide, il stigmatise les cannibales ("Nous pouvons dévorer et prendre, mais jamais donner"). Parce que la rivière de sang n’en finit pas d’enfler, il se délecte du spectacle d’une fleur de cactus qui n’éclôt que le temps d’une nuit. Parce que les envies se transforment trop souvent en horreurs, le plus souvent à l’égard des femmes, il témoigne, raconte, dénonce. Parce que l’échec est l’expérience la plus partagée, il tend une oreille bienveillante. Parce qu’"Halloween est la dernière nuit authentique qu’il nous reste", il déchire le rideau des faux-semblants.
Sans logique précise, si ce n’est de tenter de démêler l’écheveau de la violence, Richard Bowden imbrique les expériences qui ont jalonné sa vie d’homme et de journaliste. D’une prison où une exécution se prépare aux rues de Chorizo (Mexique) - qui a l’avantage de se situer à "l’abri de la rédemption". Du fiasco du Vietnam aux abus du président Johnson qui, à l’insu de tous et au mépris des libertés, a orchestré l’enregistrement de toutes les conversations téléphoniques et réunions de son mandat. Du suicide du fils d’une amie à tous ceux, femmes et enfants, qui ont été massacrés par des inconnus. Des crimes perpétrés lors de la colonisation du Mexique à ceux qui permettent désormais "de redistribuer la richesse avec bien plus d’efficacité que l’Etat". Ailleurs, il se révèle ensorcelé par les déserts, les tableaux d’Edward Hopper, la Nature ("dernière source de douceur"), les bienfaits de la nourriture.
Personnalité atypique, Richard Bowden est aussi lucide sur lui-même que sur l’Amérique. Ses mots sont vifs, empreints de fougue et de colère, parfois tranchants, toujours porteurs de sens. "C’est inévitable, il est trop tard, mais on doit y faire face." Son cri, son blues, sa vérité résonnent douloureusement, alors que ce que nous refusons de voir et d’entendre pèse plus que jamais. "J’ai deux convictions : le passé n’est pas terminé; et le futur non plus. La vraie question, c’est le présent. Il se pourrait que lui soit bel et bien fini." Et du champ de bataille qu’est devenu selon lui l’Amérique (pour rappel, le livre est paru en 2002), il tire cette conclusion troublante, visionnaire : "Quand on se rend compte que l’on n’a pas d’avenir, on peut se laisser convaincre d’accepter son sort, mais des êtres qui constatent qu’ils n’ont pas de présent sont prêts à tuer".
Du blues pour les cannibales (Une histoire pas naturelle de l’Amérique,t. 2) Richard Bowden traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Bernard Cohen Albin Michel 422 pp., env. 24 €