Colum McCann explore la violence avant et après avoir été lui-même agressé
"Un homme m’a attaqué par derrière et assommé, alors que je venais de porter secours à une femme qui venait elle-même de se faire attaquer dans la rue. J’ai dû être hospitalisé. […] Il me semble que parfois nous écrivons notre vie à l’avance et que, d’autres fois, nous sommes seulement capables de regarder derrière nous."
Publié le 23-05-2016 à 14h46
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"Ces nouvelles étaient presque achevées à l’été 2014, quand j’ai été victime, le 27 juin, d’une agression à New Haven, dans le Connecticut. Un homme m’a attaqué par derrière et assommé, alors que je venais de porter secours à une femme qui venait elle-même de se faire attaquer dans la rue. J’ai dû être hospitalisé. […] Il me semble que parfois nous écrivons notre vie à l’avance et que, d’autres fois, nous sommes seulement capables de regarder derrière nous." C’est par ces mots que Colum McCann (né à Dublin en 1965, il vit à New York) présente son dernier livre traduit en français, "Treize façons de voir". Cinq textes - un court roman qui donne son titre à l’ensemble et quatre nouvelles - s’y articulent autour du thème de la violence, qu’elle soit sociale, psychologique, politique ou guerrière. Pour l’auteur de "Danseur", "Zoli", "Et que le vaste monde poursuive sa course folle" et "Transatlantic", qui était de passage à Paris il y a peu, "chaque mot est autobiographique, même quand vous n’écrivez pas à propos de vous-même. Parce que c’est vous qui faites les choix, c’est vous qui mettez les mots les uns à côté des autres."
Dans "Treize manières de voir", le roman qui ouvre ce recueil, un juge à la retraite, veuf désemparé, déçu de l’adulte qu’est devenu son fils, est victime d’une brutale agression dans la rue. "J’ai écrit sur la violence, mais je ne suis ni un vieux juif de 82 ans, né en Lituanie, ni un ancien juge à la Cour suprême qui, toute sa carrière, a été fidèle au système. En écrivant sur lui et pas sur ce qui m’est arrivé, j’ai atteint une vérité plus profonde. Je pense que les Mémoires souffrent d’être trop conscients, de trop vouloir donner du sens à celui qu’on est. L’imagination est moins dépendante du sens, et donc plus libre, plus ouverte aux possibilités de la vérité. Raison pour laquelle il faut protéger l’imagination, l’honorer, la célébrer." L’écriture est également, ici, pour Colum McCann, un moyen de comprendre la violence, "d’être plus fort qu’elle, de la surmonter, de trouver de la grâce malgré son omniprésence dans le monde, de pardonner". C’est encore un moyen de résister. "Je ne voulais pas parler de ce qui m’est arrivé, mais la presse s’en est emparé, et j’ai reçu des lettres du monde entier disant : cela m’est arrivé, et je n’ai pu en parler à personne. Raconter cette histoire n’a donc pas seulement été cathartique pour moi, mais pour d’autres également. Il faut raconter son histoire, le silence n’est jamais bon. Le poète et romancier algérien Tahar Djaout a dit : Si vous parlez, vous mourrez. Si vous vous taisez, vous mourrez. Donc parlez et mourez. Dans notre monde où beaucoup sont marginalisés, je pense qu’il est important de se faire entendre. Raconter son histoire est un acte politique."
Quant à la réalité, elle dépasse souvent la fiction. "Qui pourrait inventer un personnage comme Donald Trump, aussi vain, fou, ridicule, violent ? Il y a tant de choses qui arrivent qui sont incroyables qu’on ne peut les mettre dans un roman. L’écrivain doit négocier où est la limite…" Le point de départ qui donne à Colum McCann envie d’écrire une nouvelle est "souvent une image ou un endroit, à partir desquels je crée un personnage. Mais c’est avant tout une obsession qui ne s’apaise qui si je me mets à écrire. C’est dans ma tête et y reste tant que je ne l’ai pas mis en mots".
Si les quatre nouvelles consacrent l’habileté du conteur qu’est Colum McCann, alliée à une grande justesse qui ne craint pas de s’aventurer sur le fil du rasoir, deux d’entre elles sont particulièrement puissantes, bouleversantes. Dans "Sh’khol" (un mot hébreu intraduisible, qui signifie "le parent qui a perdu son enfant"), un adolescent sourd de naissance, adopté lorsqu’il avait six ans à Vladivostok, disparaît alors qu’il plongeait en mer d’Irlande. "Traité" retrace l’histoire douloureuse de Beverly, une religieuse de 76 ans qui, par hasard, reconnaît à la télévision, sous les traits d’un négociateur de traité de paix, celui qui a autrefois été son tortionnaire et violeur dans la jungle colombienne. C’est dans ce texte que Colum McCann appelle à se méfier des guets-apens de la mémoire. "Parfois les choses reviennent sans qu’on le veuille", explique-t-il. "La mémoire peut alors se révéler dangereuse." Ce qui ne l’empêche pas de célébrer la volonté d’avancer qui se niche dans les belles âmes et la grâce de l’espoir.
Treize façons de voir Colum McCann traduit de l’anglais (Irlande) par Jean-Luc Piningre Belfond 306 pp., env. 20,50 €