John le Carré, mémoires du "maître de l'espionnage"
Dans "Le Tunnel aux pigeons", l’écrivain raconte les "histoires de [sa] vie". Sans rien trahir, l’ancien espion de Sa Majesté brosse plusieurs portraits enlevés. Et parcourt un demi-siècle de conflits dont il fut un observateur nuancé.
Publié le 13-10-2016 à 09h41 - Mis à jour le 14-12-2020 à 09h06
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Dans "Le Tunnel aux pigeons", l’écrivain raconte les "histoires de [sa] vie". Sans rien trahir, l’ancien espion de Sa Majesté brosse plusieurs portraits enlevés. Et parcourt un demi-siècle de conflits dont il fut un observateur nuancé.
Paroles de menteur né
"Je suis un menteur. Né dans le mensonge, éduqué dans le mensonge, formé au mensonge par un Service dont c’est la raison d’être, rompu au mensonge par mon métier d’écrivain." L’aveu, sans fard, est audacieux, à quelques pages de la fin du "Tunnel aux pigeons", somme de souvenirs de John le Carré, alias David Cornwell.
A bientôt 85 ans (il les fêtera le 19 octobre), il signe une autobiographie atypique, qui tient du recueil de nouvelles, rédigées dans une langue riche, vivante, sur un ton plein d’humour et avec cet "understatement" typiquement britannique.
Double personnalité
S’y mêlent les deux personnalités et toutes les vies de l’écrivain et ancien agent secret de Sa Majesté. En filigrane, transparaissent les soubresauts du monde depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale dans un récit gignogne - telle la mémoire - où l’on croise grandes et petites figures de la politique, de l’espionnage et de la littérature de la fin du XXe siècle.
Fidèle à son serment de confidentialité, John le Carré ne livre aucun secret d’Etat. Les seuls "scoops" concernent son père, Ronnie, escroc au long court, figure tutélaire honnie par l’auteur qui, pas dupe, sait précisément ce qu’il lui doit : "éduqué dans le mensonge", donc dans l’art de la dissimulation (dont il fit profession) et de l’affabulation (sa vraie vocation).
Art de l’évocation
La lecture, pur régal, satisfera autant les férus d’espionnage que les passionnés de l’Histoire. Mais ravira aussi les amateurs de belles-lettres tant l’auteur est maître de son art et sait en quelques mots - précis - camper un décor, une ambiance, un personnage, une époque, parfois révolue. "La vérité vraie, pour autant qu’elle existe, se situe non pas dans les faits mais dans la nuance", écrit John le Carré dans son introduction. Cet art consommé de la nuance caractérise son écriture.
Au fil des pages, on croise, parfois par surprise, Yasser Arafat, Margaret Thatcher, Rupert Murdoch, Andreï Sakharov, Vaclav Havel, Richard Burton ou Stanley Kubrick. Des anonymes, aussi, comme cet homologue "attaché culturel" soviétique en poste à Bonn pendant la guerre froide. Ou des figures méconnues ou troubles, comme Kim Philby, ex-patron du contre-espionnage britannique dont la trahison inspira à l’auteur son roman "La Taupe".
John le Carré est loin de se mettre en scène, même s’il n’a pas son pareil pour dépeindre les situations rocambolesques dans lesquelles ses deux carrières l’ont conduit. Il ne s’attribue jamais un rôle plus grand que celui de modeste observateur, curieux sinon avisé. Mais en l’espèce, il excelle : ses évocations ajoutent de l’humanité à la mémoire géo-politique de ces périodes.
Beaux hommages
Il signe de beaux hommages - à Alec Guiness (premier interprète de son George Smiley), à Peter Simms (correspondant de guerre britannique), à Yvette Pierpaoli (humanitaire bénévole qui inspira l’héroïne de "La Constance du jardinier"), à Fritz Erler (pointure du parti social-démocrate allemand, dont la rencontre avec Harold McMillan, alors Premier ministre britannique, est un des passages les plus savoureux du livre). John le Carré loue Bernard Pivot et son émission "Apostrophes" - meilleur souvenir d’un écrivain réputé rétif à l’entretien.
Sous des dehors décousus et éclectiques, cette succession d’évocations et anecdotes forme un tout cohérent, jusqu’à se synthétiser à rebours, et avec une évidence confondante, dans le dernier quart de l’ouvrage consacré au père de l’auteur, matrice de cette quête, un peu inavouée, de l’aventure.
---> John Le Carré, "Le Tunnel des pigeons - Histoires de ma vie", Seuil, 354 p., 22 €
Un affabulateur dans l'air du temps (PORTRAIT)
Né en 1931 à Poole, abandonné par sa mère à l’âge de cinq ans, élevé par un père acoquiné avec le "milieu" et condamné pour escroquerie, David Cornwell put suivre des études dans des écoles privées en Suisse (où il apprit l’allemand) et à l’université d’Oxford.
Engagé au Foreign Office (le ministère des Affaires étrangères), le jeune diplomate fut recruté par le MI5 (contre-espionnage) en 1958 alors qu’il était en poste à Hambourg, en République fédérale d’Allemagne (RFA).
De l’espion à l’écrivain
Le cœur de son activité, "évaluer" des personnalités afin de s’assurer qu’ils ne sont pas des agents communistes, inspire celle de George Smiley, le héros de son premier roman "L’Appel du Mort" (1961). Lors de sa sortie en librairies, Cornwell a été transféré au MI6 (service de renseignements) dans la capitale de la RFA, Bonn. La vogue est aux romans d’espionnage sur fond d’affrontement Est-Ouest : James Bond, imaginé par Ian Fleming en 1953, fait ses premiers pas au cinéma. Le Carré écrit un deuxième roman avec George Smiley ("Chandelles noires", 1962).
Mais avec "L’Espion qui venait du froid" (1963), l’écrivain met en scène une trouble opération d’infiltration avec un agent double torturé. Sa noirceur fleure l’authenticité. Les droits d’adaptation cinématographiques sont achetés avant même sa publication. La notoriété croissante de John le Carré contraint David Cornwell à démissionner du MI6 en 1964.
Les romans de le Carré marquent les années 1960-1970 parce qu’ils osent une représentation complexe et ambiguë de la guerre froide : les agents des deux camps ne valent pas forcément mieux les uns que les autres. Même George Smiley, pour protéger "la Reine et la Nation", trahit ses amis. Le verbe et le style de l’ancien étudiant d’Oxford sont de haut vol. L’art du sous-entendu et du second degré électrise le cerveau du lecteur.
Encore aujourd’hui considéré comme "le maître de l’espionnage" - tel son compatriote Graham Greene - John le Carré étend sa verve à d’autres registres, et de longue date. S’il est encore question de transfuge dans "Une petit ville en Allemagne" (1968), le Carré s’y livre à une description bien sentie du microcosme diplomatico-politique de Bonn, sur fond d’héritage nazi mal digéré.
De l’écrivain au reporter
Bien avant la fin de la guerre froide, il signe un roman sentimental, "Un amant naïf et sentimental" (Robert Laffont, 1972). avant d’élargir le champ géographique de l’action de ses romans, avec "La Petite Fille au tambour" (1983), sur fond de conflit israélo-palestinien. "Un pur espion" (1986), son livre le plus autobiographique, dépeint comment l’enfance trouble et agité d’un futur espion a forgé sa vocation.
L’ancien agent secret devient alors un écrivain-journaliste qui parcourt le monde pour dénicher de nouveaux sujets. "La Maison Russie" (1989) capte l’atmosphère de l’URSS agonisante. "Le Voyageur secret" (1990) permet à George Smiley (et à Cornwell/le Carré) de dresser l’état du monde de l’après-guerre froide. Les guerres asymétriques (ex-Yougoslavie, Afrique centrale) y sont annoncées à travers les activités d’un marchand d’armes et les dérives potentielles du capitalisme sauvage sur les ruines du communisme. S’y ajoutent trafics de drogue et paradis fiscaux dans "Le Directeur de nuit" (1994).
Du patriote au citoyen contestataire
Le Carré anticipe le réveil de la Russie militaire dès 1995 dans "Notre jeu". En 2001, dans la préface d’une réédition du "Tailleur de Panama" (1996), aux lendemains de l’élection de George W. Bush, il pressent les aventures militaires que mèneront les Etats-Unis au début du XXIe siècle. Loin d’être dépassé, l’écrivain reste un commentateur critique de la "raison d’Etat", prenant fait et cause pour les mouvements antiguerre.
"Une amitié absolue" (2003), commencé avant l’intervention américaine en Irak, couvre près de quarante ans, de la RFA de la guerre froide qu’a connue David Cornwell aux lendemains du 11-Septembre. Il dépeint la métamorphose de deux activistes anarchistes des années soixante en espions avant qu’on ne le fasse passer pour terroristes.
La veine contestataire de ce roman-brulôt s’est poursuivie dans "Un homme très recherché" (2008), où un réfugié tchétchène se retrouve au centre des luttes d’influences entre services secrets américains et allemands. Cette critique oblique de la "war on terror" est inspirée du destin de Murat Kurnaz, citoyen turc résidant en Allemagne qui fut arrêté en dehors de tout cadre légal par les Etats-Unis, interrogé et torturé à Guantanamo.
Dans ses dernières œuvres, John le Carré croise par le biais de la fiction les lieux de sa jeunesse (Hambourg, Berlin, Genève) avec ceux de sa vieillesse (les Cornouailles, où il réside). Comme dans "Le Tunnel aux pigeons", il relie passé et présent, dressant le portrait d’un "nouveau désordre mondial" où les (maigres) valeurs qui guidaient les agents de l’Etat ont été sacrifiées sur l’autel du cynisme capitaliste. En ce sens, John le Carré a su user de son imagination pour mieux parler du réel, s’imposant comme un des auteurs de fiction les plus pertinents de notre temps.