Le "Poche" de la semaine: François-Henri Désérable, "Evariste"

Un très beau roman sur la vie d’Evariste Galois qui révolutionna les maths. Un destin fabuleux raconté avec une grande maestria.

Guy Duplat
Portrait du mathématicien français Evariste Galois.
Portrait du mathématicien français Evariste Galois. ©/RAPHO

Chaque vendredi, La Libre sélectionne un livre paru en format "Poche" et vous en propose la critique.

Il y a une belle audace et un formidable panache dans ce roman, "Evariste", que le jeune écrivain François-Henri Désérable, 27 ans, consacre à la vie du grand mathématicien Evariste Galois. Il l’avoue, il n’est ni scientifique, ni matheux, ni historien. Ce qui l’intéresse, c’est de raconter le destin fulgurant de celui qu’on surnomme le "Rimbaud des mathématiques". Et il nous entraîne avec Evariste dans une langue magnifique, ne craignant ni la préciosité des mots, ni parfois leur crudité, ni de temps à autre des anachronismes voulus pour nous faire partager cette vie qui brûla si fort, si vite.

Le prénom Evariste signifie en grec "le meilleur", déjà tout un destin tracé. Il était né à Bourg-la-Reine en 1811. Surdoué, le sachant, pressé, il énervait ses professeurs. Il rata deux fois le concours d’entrée à Polytechnique, la seconde fois, affaibli par la nouvelle du suicide de son père qu’il aimait tant. Il se replia sur l’Ecole normale (aujourd’hui "Normale sup") dont il fut chassé pour indiscipline. Son esprit cavalait trop vite pour ses professeurs qu’il trouvait trop bêtes. Son premier mémoire fut égaré par Cauchy et Fourier, de quoi accentuer encore sa colère. Il l’avait présenté à 18 ans : "Sur les conditions de résolubilité des équations par radicaux".

Il est célèbre pour avoir "créé" la théorie des groupes en mathématiques qui s’avèrera formidablement féconde. Evariste Galois s’est aussi enflammé pour les idéaux républicains et révolutionnaires de son temps. Il devait frissonner de plaisir au souvenir de Danton, Robespierre et Saint-Just. Il participa aux manifestations des Trois Glorieuses, fut emprisonné à Sainte-Pélagie pour "injure au Roi" et y retourna pour s’être promené dans Paris en costume militaire. En prison, il croisa Alexandre Dumas et Gérard de Nerval.

François-Henri Désérable raconte cette vie à bride abattue avec une magnifique beauté des mots. Un exemple : Evariste Galois fut évacué de la prison quand arriva sur Paris ce que l’écrivain appelle "un tueur de la pire espèce", le choléra. Il parle splendidement "de ces misérables qui pour étancher la soif quand ils n’avaient plus de vin, se penchaient sur le fleuve vert-de-gris, et qui charriait leur merde et la merde de tout Paris. Comme des porcs dans une auge, ils en buvaient la substance visqueuse qui ressemblait vaguement à l’eau. Alors, un matin, on défonçait la porte de leur taudis, et on les trouvait tout grelottants, les yeux excavés, la langue blanche, pendante, les lèvres tremblotantes, violacées et la peau bleuie".

Evariste Galois mourut à vingt ans lors d’un duel, le 31 mai 1832. On retrouva son corps sur le champ, un trou rouge au ventre, comme le "Dormeur du val" de Rimbaud. Les causes de ce duel imbécile ne sont pas claires. Un complot royaliste ? L’écrivain préfère la thèse romantique. Evariste Galois s’était épris de Stéphanie, mais celle-ci le repoussa, le priant d’en "rester là". Défié ensuite, ce duel aurait été une forme de suicide amoureux.

La veille de sa mort, il passa toute la nuit à écrire son dernier mémoire, son chef-d’œuvre : sept pages qui révolutionnèrent les maths, l’équivalent, selon l’écrivain, de la Pièta pour Michel-Ange et de "La ronde de nuit" pour Rembrandt. "C’est par la main d’un gamin de vingt ans que ces feuilles sont arrivées jusqu’à nous, un gamin qui à vingt ans avait la grâce au bout du poignet, ce je ne-sais-quoi qui vous touche à l’improviste et qui parfois vous foudroie, vous laissant pantelant dans la nuit, au petit matin chancelant d’avoir connu tout à la fois l’ivresse et la fureur, l’absolu, le vertige et le salut. La grande fête de l’esprit pendant quelques heures jusqu’au bout de la nuit." Il fallut 40 ans ensuite pour que la force de ce travail soit reconnue.

François-Henri Désirable rend un formidable hommage, à travers Evariste, à ces mathématiciens, souvent génies incompris, dont Darwin disait : "Le mathématicien est un aveugle dans une pièce noire cherchant à voir un chat noir qui souvent n’est pas là." Evariste Galois, c’est le pur génie, foudroyé comme Van Gogh, c’est la rigueur de la pensée et la folie de la jeunesse. L’écrivain s’est bien amusé à raconter cette époque et ses soubresauts révolutionnaires, adoptant le style le plus classique, mais y ajoutant de temps à autre la jouissance de mots plus crus ou de comparaisons osées comme de dire qu’Evariste était triste à mourir, "comme peut l’être aujourd’hui la liste des meilleures ventes de livres au début de l’été".

Avec "Evariste", vous ne serez pas triste. C’est le génie possible des hommes qui est raconté tambour battant. Pourquoi certains sont-ils frappés par la grâce ? Seul Dieu, que François-Henri Désérable nomme "le Vieux", le sait peut-être. Mais avec ce roman, on l’aura approché.

François-Henri Désérable, "Evariste", Folio n° 6170, 192 pp.

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