Magistral plaidoyer du philosophe allemand Sloterdijk pour une durée de l’histoire
Publié le 21-11-2016 à 11h10 - Mis à jour le 21-11-2016 à 11h14
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Quand notre société instaure la rupture comme moteur de la modernité.Peter Sloterdijk (Karlsruhe, 1947) est un peu l’ogre de la pensée contemporaine allemande, si l’on excepte évidemment Jürgen Habermas. Auteur en 1983 d’une "Critique de la raison cynique" qui le vit accéder à une notoriété fulgurante, il s’attelle dès 1998 à sa volumineuse trilogie "Sphères", et publie entre-temps une conférence explosive intitulée : "Règles pour le parc humain : une lettre en réponse à la ‘Lettre sur l’Humanisme’ de Heidegger", réflexion notamment sur l’avenir de la génétique, qui lui vaut cette fois l’hostilité d’Habermas, en même temps que le soutien d’amis français comme Jean Baudrillard, Bruno Latour, Régis Debray et son fidèle traducteur Olivier Mannoni.
Avec "Après nous le déluge", aujourd’hui, le philosophe allemand ne titre pas, par pur opportunisme, d’une formule qui claque. S’attachant à décrire "les Temps modernes comme expérience antigénéalogique", il emprunte certes à la marquise de Pompadour, maîtresse officielle de Louis XV avant de devenir la régente secrète de la France, un bon mot qui ne s’arrête pas là. "Les générations ultérieures, explique-t-il, voulurent lire dans cette expression le testament de la noblesse française, voire le dernier mot de l’ère aristocratique."
Par cette remarque frivole devenue parole proverbiale, Mme de Pompadour, née Jeanne-Antoinette Poisson, montrait qu’elle était une fille fidèle du siècle des Lumières, indiquant par là le nouvel esprit du temps. Pour autant, elle ne devine pas encore qu’elle a inventé le discours politiquement incorrect. "Hegel a été le premier à le comprendre : dans une formulation qui a fait époque, il qualifie la réalité de ‘possibilité de ce qui suit’. Depuis que le temps et le futur entrent de force dans la pensée, passé et présent forment la période d’incubation d’un monstre qui apparaît à l’horizon sous un nom à la banalité trompeuse : le nouveau."
Sloterdijk ajoute que cette femme qui lisait Montesquieu, Voltaire et Diderot pressentait en son temps combien il fallait compter avec le monstrueux qui sommeillait dans le futur voilé. "Celui qui disait à l’époque ‘déluge’ pensait forcément à la Révolution." Il annonçait donc ce jour fatidique de janvier 1793 "où la lame recommandée avec éloquence par le Dr Guillotin sépara la tête et le tronc de Louis XVI". On pénètre dans des temps de déluge permanent. Comme une fusée dans le ciel vespéral de l’Ancien Régime.
Il convient de voir ici surtout que Mme de Pompadour, qui avait su - au bas mot - s’attirer de violentes animosités, ne le devait pas seulement à sa basse extraction, fille de bourgeois en effet, mais à son image d’usurpatrice, bâtarde pour tout dire, même si cela était encore difficile à prouver. Tandis que "les fils de grands seigneurs devaient s’épuiser dans de longues rivalités pour obtenir la fonction de vice-serveur de moutarde à la table du roi". Au décès de sa maîtresse et conseillère, Louis XV, à sa fenêtre, aurait dit : "La marquise n’aura pas beau temps pour son voyage". Ce qui aurait pu aisément signifier que la monarchie allait vers sa fin.
C’est l’historien des idées Joseph de Maistre qui dira par la suite que la Révolution de 1789 avait marqué le début d’une ère d’illégitimité incurable sur le plan politique, éthique et ontologique. "Le propos de l’ancienne et vraie légitimité se transforma en utopie." A partir de quoi, Peter Sloterdijk s’applique à relire notre histoire de manière vertigineuse, notant que le refus de tout héritage et le mépris des filiations "classiques", bref la rupture systématique avec le père et dès lors avec la transmission du savoir et de l’expérience, mèneront aux pires catastrophes humaines, politiques et économiques.
Débute là par conséquent un livre extrêmement savant, un immense jeu de l’oie où le lien avec l’hypothèse de l’auteur, au demeurant, ne paraît pas toujours limpide et transparent, à force de circonvolutions et de détours historiques passant notamment par tous les épisodes révolutionnaires des Temps modernes, non sans brillants retours - souvent métaphoriques - à l’Antiquité. Mais, en tout état de cause, le philosophe, veillant à extraire notre civilisation occidentale de son malaise, celui d’un culte exacerbé de l’ici-et-maintenant, nous exhorte à nous réinstaller dans la durée.
"Tandis que le passéisme - la conviction, depuis toujours dominante, qu’il existe une primauté du passé - est aujourd’hui, de manière avérée, le perdant de l’évolution, il est pour l’instant impossible de trancher la querelle entre le futurisme de la modernité et le présentisme du postmoderne." L’intellectuel allemand referme alors la boucle en rappelant deux paroles de femmes qui n’auraient rien perdu de leur actualité. Celle, d’abord, de Mme de Pompadour qui s’exclamait en 1757 : "Après nous le déluge". Celle, ensuite, de Letizia Ramolino, la mère de Napoléon, pariant sur la carrière de son fils : "Pourvu que cela dure".
Peter Sloterdijk souligne ainsi : "Letizia […] regardait les évolutions icariennes de son fils à la manière réaliste des mères qui secouent la tête avec inquiétude quand leurs enfants érigent des châteaux de sable sur les terrains de jeux de l’histoire". Quand elle espère que cela dure, conclut-il, elle adresse un signal aux enfants terribles des Temps modernes : "s’exercer à l’art oublié de l’endurance ne peut pas faire de mal".
"Après nous le déluge. Les Temps modernes comme expérience antigénéalogique", Peter Sloterdijk, traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, Payot ,501 pp., env. 25 €