Virulent pamphlet contre Judith Butler, théoricienne du genre
Publié le 29-03-2017 à 12h12 - Mis à jour le 29-03-2017 à 14h01
:focal(465x240:475x230)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/AGESS2UZ5VACVOYHA33VQE4ZL4.jpg)
La psychanalyste et philosophe française Sabine Prokhoris dénonce une large imposture.
Il se trouve quelques femmes d’influence dans le panthéon intellectuel de la philosophe juive américaine Judith Butler (Cleveland, 1956 ; en photo), formée à Yale mais professeure de rhétorique à Berkeley. Hannah Arendt et Simone de Beauvoir, comme de juste, y figurent en bonne place, mais Maria Torok, Monique Wittig, Luce Irigaray et Julia Kristeva en font également partie. Une littérature qui ne pouvait être anodine pour une écrivaine militante de cet ordre, féministe et homosexuelle de surcroît, très marquée aussi par Hegel, Freud, Adorno, Michel Foucault ou Jacques Derrida. Voire Lacan.
S’inscrivant en effet dans l’héritage de la "French Theory" exportée aux Etats-Unis par ces trois derniers notamment, et installée plus précisément dans le post-structuralisme et la déconstruction, Judith Butler a depuis longtemps axé ses travaux sur les "gender studies" (études de genre) et la "théorie queer", portant l’idée que le genre et l’orientation sexuelle ne sont pas exclusivement déterminés par le sexe biologique, mais même principalement par son inscription socio-culturelle et son histoire de vie. Ce qui ne manque pas de rappeler Beauvoir paraphrasant Erasme dans "Le Deuxième Sexe" : "On ne naît pas femme, on le devient."
Bref, est ainsi née une œuvre marquée dès 1990 par son "Trouble dans le genre" - traduit en français dans les années 2000 - et en 2004 par "Défaire le genre". En clair, résumé à gros traits, il n’est pas écrit dans la nature que le petit garçon jouera aux petites voitures et la petite fille aux poupées Barbie. Cependant, après la philosophe française Bérénice Levet, qui avait méticuleusement démonté la théorie "butlérienne" dans "La Théorie du genre ou Le Monde rêvé des anges : l’identité sexuée comme malédiction" (Grasset, 2014), c’est la psychanalyste et philosophe Sabine Prokhoris qui attaque violemment la théoricienne du genre.
Ce n’est rien de moins qu’une vaste "imposture intellectuelle" que dénonce à présent Mme Prokhoris, qui ne laisse pas, par moments, de situer Judith Butler entre la stupidité et l’escroquerie. Et de déplorer les "amalgames grossiers" auxquels se livrerait l’égérie de "la supposée mélancolie du genre". A l’heure où la psychanalyse (et les sciences de la famille, comme on dit aussi) s’interroge sur la parenté homosexuée, et "cela dans la perspective d’une remise en question de l’ordre de la ‘famille hétéronormée’", elle attribue déjà à Mme Butler une lecture faussée de la figure d’Antigone qui rendrait compte, en finale, d’un Etat dont la domination serait solidaire du modèle précisément hétéronormé de la famille. Et, dans le même ordre d’idées, son interprétation de Freud serait tout aussi biaisée.
Forte d’une lecture approfondie des travaux butlériens, Sabine Prokhoris perçoit d’abord et surtout, à travers la subversion de son "héroïne", un discours marqué au coin d’une "enflure mystifiante" et d’une inintelligibilité maximale. "Plus le style est amphigourique […], plus il sera ‘radical’[…] et censé subvertir les ‘normes’." Elle nomme cela "les logiques du galimatias", au cœur d’un chapitre intitulé : "Une bulle spéculative". Elle n’en veut pour preuve, notamment, que la manière outrancière qu’a Judith Butler de traiter la grammaire des langues comme le support d’une aliénation au Pouvoir, forcément aliénante. Autrement dit, "l’impérialisme grammatical et syntaxique de la langue".
A vrai dire, après l’avoir lue avec quelque intérêt, ou du moins avec une bienveillante distraction, Sabine Prokhoris s’est soudain inquiétée de la prose de Judith Butler à la suite d’une étrange tribune parue dans "Libération" au surlendemain des attentats parisiens du vendredi 13 novembre 2015. Y évoquant un concept de "chagrin transversal", elle faisait écho en somme aux théories d’un certain Tariq Ramadan, le Calimero de l’islam, "pour qui pleurer les morts d’ici signifierait d’évidence qu’ils comptent davantage que les morts de là-bas". Elle en fut passablement écœurée.
Raillant décidément la cohérence du discours de J. Butler, Sabine Prokhoris nous fait observer qu’il est systématiquement articulé autour de l’opposition aliénation/subversion. Soit, assène-t-elle encore, un slogan répété en boucle qui n’aurait "d’égale que l’inconsistance de sa teneur intellectuelle". Ce qui nous offre une ardente controverse entre deux femmes pourtant pareillement sensibles à l’œuvre de Michel Foucault, lequel en d’autres temps "pouvait dire sa répulsion pour la polémique, au motif qu’elle annule l’autre comme ‘interlocuteur possible’, et ne le rencontre pas alors comme ‘partenaire dans la recherche de la vérité’". Mais, certes, on n’en est plus là. Et le débat fait rage aujourd’hui entre les progressistes et les conservateurs, quand ceux-ci ne sont pas carrément qualifiés de réactionnaires.
Plus sommairement, en des mots un peu désuets, le débat opposerait en quelque sorte les gauchistes aux impérialistes. Il serait injuste, sous ce prisme, de ne point citer à cette occasion l’ouvrage à six mains qui vient de réunir trois grandes figures de la pensée critique contemporaine. Judith Butler, Ernesto Laclau et Slavoj Zizek ont contribué, par leurs essais, à renouveler la compréhension que la gauche post-marxiste pouvait avoir d’elle-même. "Cette confrontation originale, nous dit-on, tente ainsi de dessiner les voies de possibles ‘contre-hégémonies’au règne du capitalisme financier et de préciser les contours d’une ‘démocratie radicale’." Vaste programme, aurait dit un grand Général; le plus grand assurément de sa génération.
"Au bon plaisir des "docteurs graves". A propos de Judith Butler", Sabine Prokhoris, PUF, 254 pp., env. 17 €
"Après l’émancipation. Trois voix pour penser la gauche", Judith Butler, Ernesto Laclau, Slavoj Zizek, Seuil 393 pp., env. 25 €