Maurice Olender: "Dire le monde, c’est l’inventer"

Maurice Olender mêle souvenirs et réflexions passionnantes, paradoxales.

Guy Duplat
OLENDER Maurice - Date: 20091008 ©Frederic POLETTI/Opale/Leemage Reporters / Leemage
OLENDER Maurice - Date: 20091008 ©Frederic POLETTI/Opale/Leemage Reporters / Leemage ©Reporters / Leemage

Maurice Olender est l’incarnation du grand érudit français. Archéologue, philologue, historien, il a rédigé des livres savants sur les "langues", les "races". Il est aussi éditeur, directeur de la revue "Le Genre humain" et de la collection "La librairie du XXIe siècle" au Seuil. En près de 30 ans, il y édita 215 volumes d’auteurs et de textes amoureusement choisis par lui.

A 70 ans, il publie un livre très personnel mêlant ses souvenirs et ses idées, un livre de paradoxes stimulants, témoignant d’une pensée à la fois exigeante et lumineuse. Le livre est composé de huit textes écrits entre 1977 et 2017. Il est né à Anvers en 1946 dans une famille juive rescapée de la Shoah. Adolescent "analphabète", il fut "cliveur de diamants", acteur au Méridien, désireux d’être clochard, avant d’entamer sa carrière d’intellectuel par un passage par Normale Sup à la rue d’Ulm à Paris.

Le titre du livre, "Un fantôme dans la bibliothèque", est aussi celui du dernier chapitre et résume le tout. Un jeune garçon analphabète (Olender lui-même, "enfant qui n’a envie de rien même pas de mourir"), découvre les livres sans pouvoir les lire. "L’enfant rêvait d’être sans regard sur le monde. De ne discerner l’univers que par les mouvements du corps, les rythmes de la vie. Il voulait happer les histoires sans les déchiffrer".

Il découvre à la Bibliothèque royale que lorsqu’on emprunte un livre on le remplace par une fiche appelée "fantôme". En grandissant, l’enfant (Olender) "tombe dans l’érudition", apprend le grec, l’hébreu, le sanskrit, mais au fond de lui "il savait qu’il n’avait jamais rien lu. Il était devenu l’unique fantôme de sa bibliothèque".

Les paradoxes

Tout Olender est dans ces paradoxes. Puits de connaissances, il explique néanmoins que toute cette science "empêche l’intensité de la curiosité savante tous azimuts, écrasée par des savoirs trop hiérarchisés". Savoir et classer c’est faire naître mais déjà aussi étouffer. Son appartement est envahi par les livres comme un paysage. "On a le droit d’avoir des livres qu’on n’a pas lus. Le livre est le lieu d’un rêve et on a envie d’être entouré de tous ces livres même si on ne les comprend pas." "Et si la fonction la plus efficace de toute bibliothèque était d’inciter à une lecture sans fin qui n’aura jamais lieu ?" De son passé d’apprenti cliveur de diamants, il a retenu la rigueur : d’un seul coup de burin bien placé, transformer une pierre imparfaite en un diamant. Déjà, il faisait le lien avec Spinoza et le concept philosophique comme "burin" de la pensée.

De l’amour Maurice

Olender a grandi dans l’ombre de la Shoah. Il en a nourri un amour des trains, ceux qui permettent de toujours fuir. C’est devenu son "domicile fixe" et il en a collectionné tous les billets. "Pour un enfant qui a rêvé en boucle des trains de la mort, voyager en sécurité est une forme de bonheur suprême."

Il consacre de belles pages aux paradoxes de la mémoire et de l’oubli. On ne peut effacer Auschwitz, redit-il. Certes l’oubli est essentiel pour survivre mais "pour oublier, et l’oubli n’est pas l’amnésie, pour atteindre le silence de la mémoire, pour que le sommeil puisse s’installer, il faut garder des traces. Il faut beaucoup de mémoire pour qu’il y ait de l’oubli et du deuil." Dans un beau chapitre, il invente une lettre d’amour qui fait penser à la définition de l’amour par Lacan qui disait que c’est donner à l’autre ce qu’on n’a pas et que celui-ci ne veut pas. "L’amour, écrit Olender, serait ce qui comble sans manque, ou ce qui, du manque, ne manque jamais. L’amour est une expérience commune qui se nourrit de sa part indéchiffrable. L’amour est une forme de lâcher-prise, une conscience d’un non-savoir, c’est ce qui sans cesse nous échappe et qu’on consent à ce qu’il nous échappe." Il rejoint l’idée générale que quand une chose est "claire", elle s’épuise d’emblée.

Dans ses textes, il analyse aussi la sexualité et les archives. "Parler, dit-il, c’est dire le monde pour l’inventer". Une phrase qui résume toute œuvre artistique.

Tout le travail d’Olender est aussi de mêler le poétique et le politique. Afin, écrit-il, de "saisir au vol entre deux courants d’air, ce qui nous fabrique en transformant nos existences".

---> Maurice Olender, "Un fantôme dans la bibliothèque", Seuil, 210 pp., env. : 17 euros. Maurice Olender parlera de son livre à la librairie Tropismes à Bruxelles le mardi 16 mai à 19 h.

A ses côtés, Luc Dardenne et Lydia Flem

Présentant son livre à Bruxelles , Maurice Olender était entouré de deux de ses auteurs favoris : le réalisateur Luc Dardenne et la romancière Lydia Flem, qui ont exprimé la dette qu’ils lui doivent. Luc Dardenne : "C’est Maurice Olender qui a eu l’idée de publier mes notes de films. J’ai rencontré en lui un ami bienveillant et plein de rigueur. Ce qui me frappe dans son livre est l’intrication rare entre l’enfant qu’il a été, l’individu et le politique." Lydia Flem : "Ce qui m’a toujours frappé chez lui, c’est sa générosité, l’intuition qu’il a de ce qui peut se révéler le meilleur chez l’autre. II a été l’‘auteur’ d’une collection et pas seulement l’‘éditeur’. Son livre parle de l’enfant, de lui comme enfant, de nous tous comme des enfants."

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