Le poche de la semaine : "Le mariage de plaisir", Tahar Ben Jelloun
Dans un livre où s’affrontent l’amour et la haine, Tahar Ben Jelloun fustige tous les racismes.
- Publié le 15-12-2017 à 02h19
- Mis à jour le 15-12-2017 à 10h45
Chaque vendredi, La Libre sélectionne un livre paru en format "Poche" et vous en propose la critique.
En commençant son dernier roman par "Il était une fois…", Tahar Ben Jelloun indique immédiatement qu’il nous embarque dans un conte. A la manière orientale ? Sans doute. Mais pas seulement. Dans ce conte tout à la fois irrigué d’amour, traversé de haine et galvanisé de péripéties diverses, il se fait résolument révélateur des problèmes inhérents à nos sociétés. Et, plus particulièrement au Maroc, son pays d’origine. Mais pas seulement. Tel le Shéhérazade au masculin qu’est à sa manière le conteur itinérant qui le double en ralliant sur son passage des populations captivées, il se révèle un narrateur inspiré, tout à la fois poète, sage et insoumis. Sous ses histoires où grâce et volupté côtoient mépris et cruauté, il introduit habilement la réflexion, explore les certitudes arrogantes, observe les intolérances d’où surgissent en boomerang le rejet de l’autre et le racisme ordinaire. Extraordinaire et criminel aussi.
Le mariage de plaisir est un usage de l’Islam autorisant, afin de lutter contre la prostitution, un voyageur absent de chez lui pour une longue durée à contracter, dans le pays où il séjourne, un mariage temporaire. Or, commerçant prospère à Fès, où il est marié et père de quatre enfants, Amir tombe éperdument amoureux de la jeune Sénégalaise qui, lors de leurs brèves rencontres, lui fait découvrir, non seulement l’euphorie sexuelle, mais l’affectivité. C’est nouveau pour lui. Avec sa femme, il ne parlait jamais d’amour. La routine et la tradition suffisaient à leur union. Il est blanc, âgé d’une cinquantaine d’années, inscrit dans une société satisfaite d’elle-même et de ses préventions. Nabou, l’Africaine, est noire, superbe, pleine d’élégance, dotée d’une expérience acquise dans un passé très libre. L’aimant en retour, elle est heureuse lorsqu’il lui propose d’en faire sa seconde et légitime épouse - puisqu’acceptée par sa religion - et de la ramener chez lui.
Il confie à son petit garçon trisomique, aussi intuitif que lumineux, qui l’a accompagné dans son voyage, la tâche de vaincre les réticences prévisibles de sa mère. La jalousie et les préjugés de celle-ci n’entameront toutefois pas la dignité, toute blessée soit-elle, de celle qu’elle entendra traiter en esclave. En mettant au monde des jumeaux, l’un blanc, l’autre noir, Nabou ne pourra pas plus empêcher les blessures de ses enfants que de voir leur destin inégal lié à la couleur de peau qui les différencie l’un de l’autre.
Sous ce conte envoûtant qui se déroule sur quelque soixante années, Tahar Ben Jelloun pointe une nouvelle fois - il l’a fait dans de précédents livres - les œillères d’une société figée dans ses certitudes obsolètes. Il souligne les inconséquences du colonialisme, fustige le racisme d’où qu’il vienne, suit le chemin de clandestins condamnés à l’exil, dénonce un Islam "inventé par des ignorants". En parallèle, il met aussi en relief les rites, croyances, appels à la magie ou sorcellerie qui demeurent partie intégrante des mentalités. C’est un livre magnifique. On y sent l’écrivain très impliqué, s’exposant dans ce que la vie lui a inculqué - lui-même a un enfant "différent" - que dans ce qu’elle lui a révélé sur la sagesse mais sur la bêtise et la méchanceté humaines. On le suit avec plaisir et intérêt dans les remous de ce roman où la poésie s’ouvre sur le réalisme le plus actuel.
"Le mariage de plaisir", Tahar Ben Jelloun, Folio 6385, 272 pp.