"L'odorat est un sens de discrimination sexuelle ou sociale" (INTERVIEW)
L’historien Robert Muchembled n’hésite pas à parler de ce qui pue en société. Il énonce que c’est la maîtrise des affects (et des odeurs) qui permet la gestion des relations sociales. Attention, quand ça pue, l’humain devient violent. Interview.
Publié le 05-04-2018 à 09h05 - Mis à jour le 05-04-2018 à 10h31
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L’historien Robert Muchembled n’hésite pas à parler de ce qui pue en société. Il énonce que c’est la maîtrise des affects (et des odeurs) qui permet la gestion des relations sociales. Attention, quand ça pue, l’humain devient violent.
1. L’odorat, sens qui réglemente la société
Vous dites que l’odorat est le sens le plus manipulable. Que voulez-vous dire ?
L’odorat est un sens automatique. La réception d’une odeur est codée soit "plus", soit "moins". Non pas, "ça sent bon" ou "ça sent mauvais", mais "C’est dangereux tu vas en mourir" ou "C’est bon, tu peux manger, tu peux approcher la femme".
L’odorat est un sens de survie, alors.
Oui. C’est le sens qui permet de repérer les poisons, qui permet de repérer une partenaire sexuelle potentielle. Certains scientifiques disent que l’odorat appartient au cerveau reptilien. On ne peut pas commander à l’odorat. En revanche, une odeur peut se rappeler à vous : elle peut entrer dans votre nez comme la fameuse madeleine de Proust, et vous donner, au choix, un grand moment de bonheur, ou une grande angoisse.
L’odorat est donc un sens primitif, et toutes les sociétés vont le "coder" culturellement.
Tout à fait. Vos sens vous permettent d’avoir des rapports avec les autres. Dans la vie sociale, professionnelle, affective.
L’odorat est un sens intellectuel. Qui vous permet de vous protéger… Prenons l’exemple de la société américaine. Pour les Américains, les effluves délétères, ce qui pue en fait, c’est morbide. C’est pour ça que les Américains refusent les odeurs parce que, pour eux, c’est associé à la mort. C’est ce qui explique le jeunisme et le culte du corps si chers aux Américains.
Dans un autre domaine, moi qui connais bien les fromages qui puent puisque je suis né dans le Nord de la France, si je rapportais un fromage aux Etats-Unis, je serais passible de prison. Car la douane états-unienne possède des chiens pour repérer les odeurs. Tout ce qui est odorant, c’est danger. Et il n’y a pas d’odorant "bon", selon les Américains…
Vous parlez d’un monde américain désodorisé, un monde hygiéniste et propre sur lui…
Les Américains ne veulent pas reconnaître l’animalité humaine et que l’homme a un corps. La mode des jeunes hommes, c’est le crâne rasé, les femmes s’épilent totalement : pas d’odeur, pas de poils, rien.

2. Celui qui pue, l’Autre, l’étranger
Vous parlez des odeurs qui cristallisent l’ordre social. Vous écrivez, et c’est fort : "Les odeurs annoncent les perturbateurs de l’ordre social en particulier les étrangers qui, vous dites, sentent évidemment mauvais."
L’odorat est un sens de discrimination sexuelle ou sociale. Quand vous voulez dire du mal de quelqu’un, vous dites qu’il pue. Aux Etats-Unis, cela a été appliqué à toutes les grandes générations d’immigrants. Les Irlandais au XIXe siècle, et certains types de minorité n’ont jamais cessé depuis de "puer". Les Noirs notamment.
L’odeur permet de déterminer celui qui n’est pas des nôtres…
Et cela vient tout simplement d’une chose : nous sommes ce que nous mangeons ! On peut sentir que vous avez mangé quelque chose qui n’est pas de votre culture. On disait d’Henri IV qu’il sentait l’ail, parce qu’en Gascogne, d’où il était originaire, on en met dans tout. On dit aussi en Asie que les Européens sont des "puent le beurre". Le racisme passe par l’odeur.
3. Gérer ses sens, gérer la violence
Pour qu’une société fonctionne, il faut que les sensations brutes soient repoussées pour être remplacées par des attitudes codifiées ?
Absolument. Il y a toujours des codifications dans une société. Norbert Elias, le sociologue, dit que l’essentiel, c’est le recul de l’agressivité masculine. Car, comme vous le savez, il n’y a que les hommes qui sont agressifs. Notez qu’il n’y a que 15 % d’homicides chez les femmes depuis sept siècles en Occident.
"Il n’y a que les hommes qui sont agressifs", c’est énorme ce que vous dites.
C’est ce que montrent les statistiques judiciaires depuis sept siècles en Europe. Jamais plus de 15 % de femmes homicides. Ce n’est pas que les femmes sont plus douces, non, non, c’est qu’elles ne sont pas "codées" socialement pour être agressives. Elles ne doivent pas l’être.
Dans la société extrêmement agressive qui était celle du XVIe siècle, c’est à la cour de Louis XIV que les guerriers devaient maîtriser leurs impulsions, parce que s’ils ne le faisaient pas, ils étaient bannis de la cour. Cela ne veut pas dire qu’ils ont changé de comportement, ça veut dire qu’ils ont changé d’apparence, sous l’œil du roi et des femmes.
Donc on peut en conclure que quand on gère les affects, il y a aussi, par conséquent, une gestion de la violence ?
Absolument. Il y a une gestion des interrelations agressives. Parce que, naturellement, l’homme est un loup pour l’homme. Et ce n’est pas tout à fait faux dans la plupart des sociétés. En particulier chez les jeunes hommes. Ils sont éduqués à communiquer, exprimer naturellement une agressivité.
Les hommes sont éduqués naturellement à être violents ? Expliquez-nous cela.
Les biologistes disent qu’il y a naturellement une agressivité masculine nécessaire pour la survie de l’espèce. Culturellement, dans toutes les sociétés, la notion de "viril" va être codée comme agressive. Les affects en question, ce n’est pas du naturel, c’est même très organisé - je m’explique. Dans les très grandes villes, l’espace est très restreint. Les gens sont en contact permanent les uns des autres. Comme vous, dans le métro. Et la promiscuité engendre l’agressivité - ce qui est tout à fait légitime.
Un sociologue américain a défini les distances de sécurité, et la distance sociale, c’est environ 3,60 mètres. Si quelqu’un entre dans votre sphère de sécurité occidentale, au-delà de 3,60 mètres, il faut que vous soyez sûr qu’il ne va pas sortir un poignard…
Mais 3,60 mètres, c’est beaucoup. Typiquement quand on évolue en zone urbaine, on a toujours des gens qui entrent dans notre distance sociale limite, alors…
Absolument. Mais notre société est le résultat d’un mouvement important dans le contrôle de l’agressivité et le contrôle des pulsions. Tout ce qui met le voisin en insécurité - jeter un regard à quelqu’un, ou lancer une odeur, sans s’en rendre compte - peut véritablement déterminer un comportement relationnel de compétition ou d’agressivité.
On peut aussi conclure que notre société a très bien intégré sa capacité à gérer la violence sociale ?
Formidablement. Notre société occidentale européenne est actuellement arrivée à un niveau de violence minimum mondial. Il n’y a pas de niveau plus bas, sauf le Japon. L’indice parfait, c’est l’homicide. Il y a, pour l’instant au Japon, mais aussi dans de nombreux pays européens, un indice que l’on calcule par 100 000 habitants, il est de 0,4 pour 100 000 habitants. Mais il y a des variations. Paris, par exemple, a un taux plus élevé, de 4 pour 100 000 habitants.
Mais notez qu’il y a sept siècles, c’était cent fois plus élevé. C’était 75 à 100 pour 100 000 habitants, du XIIIe au XVe siècle. Un chiffre qui a formidablement baissé à 1 pour 100 000, en 1900 en Europe. C’est le mouvement que Norbert Elias a étudié, c’est ce qu’on appelle l’autocontrôle individuel.
4. Violence et affects en Amérique du Far West
Cela veut dire que dans la gestion des affects, il y a une notion de progrès de société ?
Selon le sociologue Norbert Elias, il s’agit d’un progrès qui appartient à l’Occident : le progrès des grandes valeurs humanistes. Comme, par exemple, ne plus verser le sang, c’est ce qu’on appelle "le tabou du sang". Par contre, aux Etats-Unis, dans certains quartiers de Chicago, le taux est toujours de 75 à 100 pour 100 000 habitants.
Le "tabou du sang" n’est pas le même aux Etats-Unis alors ?
Il y a 375 millions d’armes en circulation aux États-Unis. Plus que la population. Il n’y a pas ce tabou du sang aux États-Unis. Il y a un article dans la Constitution qui dit que chacun peut avoir une arme. Les États-Unis sont une société violente. De ce point de vue, elle est la quatrième au monde. Alors qu’en Europe, le tabou du sang est entré dans les mœurs, mais également le tabou des armes.
C’est intéressant, car on aurait pu croire, par défaut, que la société américaine, puritaine, était dans la parfaite maîtrise de ses affects.
C’est faux. La preuve : les violences faites aux femmes dans la société américaine. Elles sont beaucoup plus nombreuses, et dans tous les domaines. La violence symbolique notamment. Ma femme, qui est professeure à l’université, peste, car n’est pas payée comme un homme. Il y a littéralement une grille salariale pour les hommes et une autre pour les femmes. En février, Donald Trump a perdu deux de ses principaux conseillers pour violences conjugales; ils ont dû démissionner.
Pour simplifier, on pourrait dire que l’Amérique, c’est le Far West. Il y a un mythe de l’Américain sympathique, mais l’Amérique c’est un empire brutal et conquérant.
"La Civilisation des odeurs", par Robert Muchembled, aux éditions Les Belles Lettres, collection Histoire, 26 € env.