Plus de cinquante ans après "l'Espion qui venait du froid", John le Carré rouvre l'enquête
Publié le 09-04-2018 à 11h13 - Mis à jour le 14-12-2020 à 09h05
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John le Carré rouvre l’enquête sur la mort de "L’Espion qui venait du froid". Un exercice magistral qui ravira ses fans. Ce qui suit est le récit authentique et aussi précis que possible de mon rôle dans l’opération de désinformation britannique (nom de code Windfall) montée contre la Stasi, le service de renseignement est-allemand […]" A la lecture du premier paragraphe de "L’héritage des espions", on se demande un instant si ce n’est pas John le Carré lui-même, alias David Cornwell, ancien agent secret de Sa Majesté, qui parle.
Souvent réduit au statut de "maître de l’espionnage" ou "d’écrivain de la guerre froide" - bien que plus de la moitié de ses vingt-quatre romans traitent du monde de l’après-1989 - John le Carré s’offre, avec "L’héritage des espions", une magistrale relecture de deux de ses romans majeurs, "L’Espion qui venait du froid" (1964) et "La Taupe" (1974), d’autant plus célèbres qu’ils furent tout deux adaptés (avec brio) au grand écran.
Personnage secondaire récurrent, Peter Guillam devient ici vecteur et narrateur de l’intrigue. Octogénaire, il est tiré de sa retraite dans une ferme bretonne par le Bureau, anciennement "le Cirque", siège opérationnel du MI6.
L’ancien factotum de George Smiley apprend qu’il pourrait devenir le bouc émissaire d’une enquête interne concernant la mort, en 1961, de son ami Alec Leamas et de la maîtresse de ce dernier, Liz Gold, abattus au pied du mur de Berlin au terme d’une machiavélique manœuvre de contre-espionnage, point final de "L’espion qui venait du froid".
Les fans retrouveront, à travers flash-back, interrogatoires et rapports divers, les figures emblématiques des romans de guerre froide de le Carré : George Smiley, Bill Haydon, Control, Jim Prideaux et les fantômes des agents communistes Mundt, Fiedler et Riemeck.
L’auteur s’offre le luxe, rare, de combler les trous et ellipses de "L’espion qui venait du froid", et d’élargir la trame de "La Taupe". Démiurge de son "Cirque" de fonctionnaires zélés, John le Carré s’autorise quelques modifications avec les intrigues originelles. Mais peut-être est-ce la mémoire de Peter qui flanche ? Ou le fruit d’un art pathologique du mensonge.
Privilège des êtres de fiction, les personnages défient aussi le temps : si les faits sont contemporains, certains seraient centenaires. Accordons à John le Carré cette license artistique, dès lors que son univers et la psychologie de ses personnages demeurent cohérents.
"L’héritage des espions" est délicieusement manipulateur : Guillam ne nous dit pas tout et le Carré, en bon démiurge, en sait plus que Guillam.
Bien plus qu’un écrivain efficace déclinant une recette éprouvée, John le Carré s’est toujours réinventé. Il exploite différents niveaux d’écriture, affine encore son art du dialogue et de l’ironie.
A la fois hommage et recul critique sur son George Smiley - dont la présence hante tout le récit - "L’héritage des espions" sera peut-être l’ultime roman de le Carré consacré à cette période. Si ce devait être le cas, c’est un magistral point final - même s’il semble que toutes les zones d’ombres du Cirque n’ont pas été révélées.
"L’héritage des espions", John le Carré, traduit de l’anglais par Isabelle Perrin Seuil 320 pp. 22 €.